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C'est le "brusque dégoût de lui-même" qui pousse Lafala, un docker ouest-africain, à abandonner Marseille après avoir été dépouillé de tout son argent et de ses illusions par la belle Aslima. Embarqué clandestinement sur un paquebot et enfermé dans des latrines pendant la traversée de l'Atlantique, il est amputé de ses deux jambes à son arrivée aux Etats-Unis. Remettant son sort à un avocat véreux, Lafala empoche une grosse somme d'argent et retourne dans le "port des Rêves" , espace frontière entre la terre et la mer, où il retrouve l'ambiance bouillonnante de la Fosse, les déracinés de la Jetée et ses illusions perdues.
Quel étonnant roman ! Ecrit au début des années 1930 par un éminent représentant du mouvement Renaissance de Harlem mais non publié car jugé trop radical ... pour ressusciter en 2020 avec une première publication chez le géant de l'édition américaine, Penguin. Evidemment, quatre-vingt dix ans après, les critères de radicalité ont bougé, mais ce qui frappe à la lecture de ce Romance in Marseille, c'est surtout sa troublante modernité, comme si le roman avait été écrit aujourd'hui, sur des thématiques très actuelles ( handicap, homosexualité, sexualité libre, identité raciale ) traité sans moralisme.
La première phrase surprend : « Dans le service principal du grand hôpital, Lafala était allongé comme un tronc d'arbre abattu, et songeait à la perte de ses jambes. » En effet, ce docker ouest-africain vient d'être amputé après un drame lors d'un passage clandestin à bord d'un paquebot transatlantique … une fois repéré par l'équipage, il a été enfermé dans la soute et ses pieds ont gelé. Un avocat lui propose de poursuivre la compagnie maritime et lui obtient une petite fortune en plus de prothèses dernier cri. Il retourne à Marseille.
Le coeur du roman est sa liaison tumultueuse avec la prostituée Aslima, compliquée par le triangle amoureux formé avec le proxénète corse de la jeune femme qui mène une machination pour s'emparer de l'argent de Lafala. On est très très loin de la «romance » promise dans le titre.
En fait, le roman est difficile à catégoriser tant il comporte de couches d'ironie type satire, notamment sur la question raciale. Comme une blague tragique de présenter un noir dont l'amputation est à la fois une métaphore de la violence perpétré sur les corps noirs, tout en étant une aubaine financière permettant sa mobilité sociale. Mais en même temps, l'auteur rejette toute sentimentalité et refuse de décorer sa fiction pour peindre un portrait flatteur des Afro-américains.
Pas de vernis pour enjoliver, ni de papier de verre pour poncer les aspérités. Au contraire, Claude Mckay parle de l'altérité et du cosmopolitisme avec une surprenante franchise pour l'époque. Aucun euphémisme ou insinuation, il parle cash et célèbre les parias, barflies, voyous, prostituées en un éventail élargi de l'exclusion sociale. Tous évoluent dans le quartier du Quai, en fait le quartier de la Fosse ( dans le Vieux Port, aujourd'hui disparu après un nettoyage en règle sous Pétain ), multiracial, bouillonnant, interlope, à la sexualité tellement libre qu'être queer, gay ou lesbien ne soulèvent aucune question.
Le lecteur baigne dans un flot de personnages hauts en couleurs, aux dialogues truculents, dans un tourbillon d'anecdotes qui gravitent autour de l'intrigue principale. Malgré quelques trous et discontinuités liés au caractère inachevé, la tension monte progressivement, jusqu'à un funeste dénouement, audacieuse conclusion qui fait abandonner aux personnages ce qui semblait être la seule voie praticable pour vivre, l'amour et la solidarité.
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