"On n'est pas dans le futurisme, mais dans un drame bourgeois ou un thriller atmosphérique"
Fille d'un paysan aisé, Emma est une jeune femme rêveuse. Elle épouse le médecin Charles Bovary, homme timide et besogneux. Commence ainsi, en apparence, une histoire simple ancrée dans un monde provincial à l'époque du roi Louis-Philippe où chacun se préoccupe de ses sous et de son rang. Un soir au cours d'un bal, I'esprit d'Emma s'enivre à la vision de la bonne société qui l'entoure mais qui lui est refusée. Elle prend alors conscience de sa vie médiocre, étriquée. Elle prend en horreur la bonhommie maladroite et sans finesse de Charles. Emma se réfugie dans une sorte d'exaltation, fuyant dans le rêve l'insatisfaction qu'elle éprouve. Coquette, elle fait des dettes auprès d'un commerçant sans scrupules. Mortifiée par l'échec de Charles qui, poussé par le vaniteux pharmacien Homais, s'était mis en tête d'opérer un pied-bot, elle s'éloigne de son mari. Elle se laisse séduire par Rodolphe, riche hobereau désoeuvré qui l'abandonne bientôt par lassitude et égoïsme. À Rouen elle prend un autre amant, le jeune Léon, mais bien vite une vérité s'impose : elle n 'est pas heureuse, elle ne l'a jamais été ! La ruine est annoncée, la saisie est imminente, Emma cherche partout les secours qui la sauveraient. Aucun ne pourra ou ne voudra l'aider. Il n'est à ses yeux que la mort, le poison, pour échapper à la honte de sa tragique vie gâchée, pour n'avoir pas à soutenir le regard de Charles, le seul qui l'ait aimée, sans comprendre. " C'est la faute à la fatalité ! " dira-t-il, une fois de plus...
Le Second-Empire hélas ! peut se targuer d'avoir jeté devant les tribunaux deux grands écrivains français : Flaubert avec "Madame Bovary" et Baudelaire avec "Les Fleurs du Mal". Le premier sera acquitté, le second subira injustement les foudres de la justice. Le recul du temps n'a jamais aussi bien mis en lumière l'étroitesse d'esprit dont ont fait preuve les autorités de l'époque, lesquelles au nom d'une morale étouffante et sclérosée, ne se faisaient pas faute de stigmatiser les artistes.
Un parfum de scandale donc suit la publication de Madame Bovary dont Flaubert se serait volontiers passé. Que dire sur ce roman qui n'ait déjà été dit ? D'abord présentons succinctement l'histoire. Une jeune femme insatisfaite et rêveuse s'ennuie en province aux côtés d'un mari falot et aimant. Après avoir réclamé en pure perte les secours de la religion, celle-ci par deux fois se réfugie dans l'adultère ( Rodolphe est cynique, Léon est pitoyable), ensuite Emma va faire des dépenses inconsidérées sous l'influence du patelin L'heureux puis, accablée de dettes, se donner la mort. Malgré une intrigue des plus minces, pourquoi cette oeuvre conserve-t-elle par-delà les années un si grand pouvoir de séduction ?
En contemporain avisé et clairvoyant, Baudelaire en tout cas n'avait pas attendu que la postérité lui donnât son vrai visage pour en analyser finement le contenu : "Nous étendrons un style nerveux, pittoresque, subtil, exact sur un canevas banal. Nous enfermerons les sentiments les plus chauds et les plus bouillants dans l'aventure la plus triviale. Les paroles les plus solennelles, les plus décisives, s'échapperont des bouches les plus sottes. Quel est le terrain de sottise, le milieu le plus stupide, le plus productif en absurdités, le plus abondant en imbéciles intolérants ? La province. Quels y sont les acteurs les plus insupportables ? Les petites gens qui s'agitent dans de petites fonctions dont l'exercice fausse leurs idées. Quelle est la donnée la plus usée, la plus prostituée, l'orgue de Barbarie le plus éreinté ? L'adultère."
Chaque personnage, admirablement décrit, est une forme de condensé des bourgeois du dix-neuvième siècle. Qu'il s'agisse du boutiquier L'heureux ou du pharmacien Homais, leurs travers et leurs excès sont peints de manière incisive. Jouant un rôle essentiel à l'intérieur du roman, ce dernier incarne même avant la lettre le parfait esprit positiviste, chantre du progrès jusqu'à la caricature, contempteur du cléricalisme, imbu de sa personne et dur envers les faibles. C'est dans ce milieu qu'Emma, nourrie à satiété de romans de chevalerie et autres fredaines, rêve à l'amour mais ne le trouve pas, s'entiche de deux amants fats et pusillanimes, et s'étourdit par des achats qui la conduiront à sa perte. Sa fille Berthe qu'elle trouve laide, lui arrache peu d'élans maternels. Charles, son époux, homme bon et médiocre, ne suscite en elle qu'indifférence, irritation ou mépris. Emma apparaît en somme comme une héroïne du désenchantement face à la platitude et à la monotonie provinciales. Ses aspirations se brisent toutes contre les murs du convenu, de l'étriqué, du banal. Elle finira par en mourir.
Parlons enfin du style de Flaubert. A l'épreuve du "gueuloir", chaque page dite à voix haute est le fruit d'un labeur surhumain. Pendant cinquante-six mois environ, avec des hésitations, des repentirs, des moments d'exaltation et des jours entiers de déprime, Flaubert cherche la formule juste, le trait saillant, le tour de langue heureux. Comme l'atteste sa correspondance, il souffre mille morts, promet qu'on ne l'y reprendra plus et, la semaine suivante, reprend confiance en lui.
Au bout de ce véritable chemin de croix, de ce travail de Titan, l'oeuvre enfin voit le jour : belle, fluide, lumineuse. Superbement cadencée, forte, précise, vigoureuse, ample et aiguë, la phrase flaubertienne fait merveille. Les transitions sont menées de main de maître. Le moindre verbe, le moindre adjectif semble à sa place. Rarement la langue française a atteint un tel degré de plénitude, de perfection. Après avoir noirci des milliers de feuilles, raturé quantité de paragraphes, biffé un nombre vertigineux de mots, Flaubert impose son génie.
Nous n'en sommes toujours pas revenus.
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