"On n'est pas dans le futurisme, mais dans un drame bourgeois ou un thriller atmosphérique"
Cet ouvrage collectif propose d'analyser et de documenter différents aspects de l'innovation scientifique et technique contemporaine.
Sa stratégie est de combiner deux lignes interprétatives, qui correspondent aux deux grandes sections de l'ouvrage : d'une part, une mise en perspective critique et réflexive des cadrages conceptuels et idéologiques de ce phénomène « à tiroir » ; d'autre part, l'étude de configurations de travail scientifique et technique concrètes, où l'innovation est un référent normatif omniprésent. Sans faire table rase ni se perdre dans les méandres de la littérature sur l'innovation, l'objectif est de faire émerger des objets d'enquête en connais- sance des enjeux et des limites inhérentes aux approches théoriques disponibles pour en rendre compte. Il s'agit de déterminer dans quelle mesure, et sous quelles conditions, il est possible de formuler des questionnements scientifiquement autonomes. Car le risque est grand de faire passer dans les analyses des éléments de langage biaisés et des attendus idéologiques de l'économie de l'innovation « disruptive » et de l'entrepreneuriat techno-scientifique. Cela les réduirait dès lors à un discours d'accompagnement, sympathique et inoffensif. L'innovation, ce serait en ce sens l'universalisation normative d'une « cité » fonctionnant « par projets » (Boltanski et Chiapello, 1999), scellant l'avènement d'un « néosujet » performant, créatif, entreprenant, risk taker, en perpétuel autodépassement, bref la chose de la « société néolibérale » (Dardot, Laval, 2009). Sans rien dissimuler des dilemmes normatifs ni des conflits de valeurs qui animent les communautés de chercheurs exposées à l'injonction de l'innovation, le défi est de rompre avec les lieux communs de la doxa innovante.
L'articulation de ces démarches crée de la polyphonie. Cette dernière résulte de l'entrecroisement des points de vue disciplinaires privilégiés ici (sociologie, histoire, sciences de gestion, droit, ingénierie, philosophie) et des choix méthodologiques et d'approche de l'objet, mais aussi, plus en amont, d'éventuelles prises de position sur les politiques de l'innovation. La simple mise en suspens de l'innovation en tant qu'elle est une catégorie de sens commun, comme c'est la stratégie dans les chapitres 1, 2, 3, 4, 5 et 6, est discutable, au sens plein du terme. Les contributeurs ne se laissent pas enfermer dans un seul et même discours ni ne versent dans la rhétorique de « l'innovation qui sauve le monde », si prisée depuis le début des années 2000.Si tous les dilemmes et les facilités de la pensée spontanée de l'innova- tion ne peuvent être déconstruits dans un seul ouvrage, nous avons choisi de mettre en oeuvre dans la deuxième partie des analyses plus collectives des processus et démarches d'innovation, du point de vue des technologies (chapitres 7 et 8), mais aussi de leur rapport au marché (chapitres 9, 10, 11) et de la question de la pro- priété intellectuelle des brevets et du problème de l'emprise de la bureaucratie de la recherche, européenne ou nationale (chapitres 12, 13 et 14). La seconde partie reflète davantage que la première un parti pris fondateur de l'ouvrage. Sans savoir par avance quel en serait le résultat, nous avons suscité des collaborations entre des ingénieurs et des chercheurs issus des sciences sociales. Plutôt qu'une critique de surplomb de ces dispositifs du management de l'innovation interdisciplinaire, « hybride », etc., les auteurs ont cherché à mettre en évidence les modes de conception et de fonctionnement de projets et programmes en cours, « un pied dedans, un pied dehors ».
Le panorama dressé au fil des chapitres offre une vue d'ensemble et propose de tester des pistes de recherche. Les deux sections (critique et généalogie d'un côté, exploration « embarquée » de l'autre) se recoupent par bien des aspects, de même que les méthodes et les cadres d'analyse peuvent être combinés au travers des chapitres. L'ensemble des résultats rassemblés dans l'ouvrage n'est pas cumulatif stricto sensu ni ne surimpose une théorie intégrée des processus d'innovation scientifique et technique - sur les décombres des modèles et des expertises décortiquées dans les chapitres 1, 2 et 3, en particulier - qui vaudrait une fois pour toutes, indépendamment des contextes et des buts poursuivis. Mais il n'empêche que, de proche en proche, par contraste ou par comparaison, l'entrecroisement des approches disciplinaires et la confrontation des objets de recherche créent un fond commun de questions et de problèmes, dans l'eau trouble de l'innovation scientifique et technique. Quitte à jeter le trouble si c'est nécessaire, voire à jouer les rabat-joie ou les trouble-fête.
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