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Léa et Léa sont deux soeurs sans doute jumelles. Elles n'ont qu'un prénom pour deux. Cela n'a pas d'importance puisque personne ne les reconnaît. quand elles sont habillées en lorette.
On ne voit la différence que lorsqu'elles sont nues, ce qui est normal et fréquent puisqu'elles sont modèles. Ce sont même les modèles les plus appréciées de Montmartre. À elles deux elles incarnent la perfection, mais à condition de greffer chaque moitié des deux corps. Léa a un buste parfait, un cou de cygne, des bras de sylphide. Mais des jambes affreuses, la cuisse héronnière et la fesse triste. Alors elle pose pour les bustes. C'est le haut idéal. Une sainte Agathe parfaite qui présente toujours ses seins coupés par le bourreau sur un plateau d'argent.
Léa, l'autre, a les épaules rêches, des salières qui ravagent son décolleté, le bras étique, mais la plus somptueuse chute de reins de Montmartre, des fesses de ménade, des cuisses souples et charnues, la jambe spirituelle. Alors elle offre ses charmes à partir du nombril, et au-dessous. C'est le bas parfait. À elles deux elles sont Vénus.
Elles font le tour des ateliers, les jambes précédant le plus souvent les seins. Elles sont partout, à deux exceptions notables près.
Henner qui, ne voulant pas se compliquer la vie, embauche d'identiques Italiennes brunes et drues qu'il coiffe de l'éternelle perruque rousse que l'on a vue dans cent tableaux.
Puvis de Chavannes, qui n'arrivera jamais à remplacer Suzanne Valadon, et qui sait que sa femme l'espionne tout bêtement par le trou de la serrure : leur appartement, 11, place Pigalle, est sur le même palier que l'atelier. Puvis prétend qu'il travaille de mémoire mais sa femme renifle des parfums nouveaux. Même quand il peint des anges.
Léa et Léa sont nos guides dans les ateliers de la Butte. Leur corps mi-partie est, dans toutes les positions, sous tous les vêtements même succincts, dans tous les musées de France. Et dans toutes les mémoires des rapins, ces apprentis peintres qui rêvent de gloire tout en terrorisant le bourgeois, dont ils convoitent le portefeuille. Léa-Léa, c'est ainsi qu'au singulier nous appellerons désormais la paire, passe donc de Renoir à Degas, de Van Dongen à Dufy, de Derain à Vlaminck.
Mais elle n'est pas assez vénéneuse pour Pascin. Pas assez perverse pour Lautrec. Van Gogh ne cherche pas de femmes. Bonnard ne peint que la sienne.
Léa-Léa va donc de la place Pigalle au 12 rue Cortot, après un petit tour aux Fusains, elle fait un séjour plus long au Bateau-Lavoir en dépit de la concurrence de Fernande, puis à la cité des Arts, où il n'y a pas que Cézanne et ce Carrière que Rodin apprécie tant. D'ailleurs, le tendre et charmant Carrière travaille surtout sur le haut.
À la nuit tombée, les ateliers se vident et les cafés se remplissent de rapins bruyants et provocateurs. Rhabillée, protégeant son mystère, Léa-Léa peut danser, écouter, chanter aussi. Mais tous les modèles ne sont pas aussi sages qu'elle. Beaucoup ont quand même envie d'être admirées et séduites, et de quitter cette immobilité épuisante qui fait courir les rêves.
Pour certains peintres, le modèle parfait c'est Tina. Qui accepte d'être hypnotisée et qui s'offre pendant quatre heures dans une immobilité absolue en gardant la pose que le maître a choisie. Puis, une fois réveillée, sans savoir qui elle avait été, nymphe, Juliette, courtisane, sainte violentée ou Lucrèce effarouchée, elle rentre chez elle. Pour dormir. Cette allégorie qu'on n'ose pas dire vivante conserve donc le plus beau teint de la Butte mais on ne sait rien d'elle, pas même un prénom, un surnom. Sa concierge lui sert de chaperon. Elle revient la chercher puisque la fille n'est pas somnambule.
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