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De l'initiation sexuelle et criminelle dispensée par les sectes «mansoniennes» à la fin des années 1960, à la réactivation, chez l'une de leurs anciennes adeptes, d'une fascination pour la destruction au moment de l'effondrement des tours du World Trade Center, une variation sur les séductions de la dépravation et de la barbarie, où Madison Smartt Bell, à travers le personnage d'une Médée des temps modernes, convoque les mythes archaïques ayant fait le lit des cultes dionysiaques, pour, entre «terreur et pitié», cartographier, au temps présent, les ténébreux enfers de la souffrance quand celle-ci se mue en extase de la catastrophe.
Une mise en abyme nécessaire à l'heure où la violence tend à modifier les facultés de représentation dont toute civilisation est tributaire. Après sa journée de travail dans un casino planté en lisière du désert du Nevada, où elle côtoie les desperados du jeu et quelques tueurs à gages occasionnels qu'elle méprise, Mae a pour habitude, une fois sa passion pour les viandes outrageusement saignantes assouvie, de regagner sa caravane.
D'où elle ressort, fusil en main, afin de se livrer à de nocturnes équipées solitaires dans les paysages désolés et peuplés de coyotes qui forment son environnement immédiat. Depuis la récente attaque contre le World Trade Center, s'est cependant substitué à ce «passe-temps» le visionnage compulsif de vidéos du désastre, Mae ayant reconnu sur l'une d'entre elles le visage convulsé de Laurel, son amour de jeunesse, perdue de vue depuis trente ans.
Sur l'incandescente histoire d'amour qui a jadis lié les deux jeunes femmes et sur les expériences extrêmes qu'elles ont partagées au sein d'une secte à la fin des années 1960, Mae, s'adressant au lecteur comme depuis les Enfers, a édifié un mythe aussi personnel que définitif : elle se perçoit comme la descendante en ligne directe d'un culte dionysiaque dont la secte n'a jamais constitué qu'un avatar.
En s'imprégnant de souffrance puis en infligeant cette souffrance à autrui (comme elles le firent jadis sous la férule de D., leur gourou) - dit-elle à Laurel qu'elle a enfin réussi à joindre par téléphone - toutes deux se sont à jamais séparées de leur semblables. Mais de tels propos n'atteignent plus une Laurel devenue mère, qui enseigne dans une école privée de New York et a tiré un trait définitif sur ce passé. Face au déni de sa bien-aimée et complice d'autrefois, au fil de scènes troublantes d'intensité et de cruauté, aux limites de l'onirisme, Mae se souvient : après avoir passionnément étanché l'une avec l'autre les pulsions homosexuelles qu'elles se sont découvertes, les deux jeunes femmes ont été les victimes plus ou moins consentantes d'abus sexuels ritualisés au sein d'un groupe fédéré tant par D., le gourou, que par la figure charismatique de O., un musicien révéré par tous les membres de la secte, féminins comme masculins.
Jalousie, affects délirants, états seconds et rapports de pouvoir aidant, Mae et Laurel, mettant à contribution les enseignements sanguinaires et orgiaques prodigués par D. à coups de manipulation sexuelle, de télépathie et de substances hallucinogènes diverses, ne tardent pas à rentabiliser l'expérience pour leur propre compte en recourant à une pratique toujours plus décomplexée de la violence - avant de s'entre-déchirer et de mettre en pièces leur propre «association».
La folle insistance de Mae, son fol amour, conduisent bientôt Laurel, qui n'a pas perdu tous ses réflexes d'antan, à mandater un tueur à gages pour éliminer son ancienne compagne. Traquée, Mae abat son poursuivant et s'enfuit dans l'intention de provoquer l'ultime face-à-face avec Laurel, dans les parages de Ground Zero. Dans cette variation très personnelle sur les cultes dionysiaques, Madison Smartt Bell réactive et reconfigure une mythologie plus récente : celle qui accompagna le parcours, de sinistre mémoire, de la «famille Manson» (lequel culmina avec la barbarie de l'assassinat perpétré sur la personne de l'actrice Sharon Tate, épouse de Roman Polanski, alors enceinte d'un enfant, ainsi que sur quatre autres victimes).
Portant un regard pénétrant sur le statut de la violence aux Etats-Unis - sur le plan collectif comme individuel - l'écrivain crée, avec Mae, un personnage d'une complexité puissamment inédite, dont le rêve de sanctuaire amoureux aux allures de cauchemar se structure autour de failles psychiques béantes, et d'une aliénation par la souffrance qui l'a radicalement marginalisée et chez qui les images du 11 Septembre exercent un pouvoir de fascination fondé sur un érotisme du carnage et du cataclysme.
Depuis son tout premier roman The Washington Square Ensemble (publié en 1983 et inédit en français), Madison Smartt Bell explore la nature de la violence et les séductions de l'anarchie. Son oeuvre regorge de personnages d'outsiders et de nihilistes qui incarnent une implacable méditation sur le Mal, laquelle trouve sans doute son aboutissement romanesque avec le personnage de Mae. Au fil de La Couleur de la nuit, Madison Smartt Bell sonde en effet les profondeurs empoisonnées où l'Eros se soutient de la souffrance d'autrui.
En explorant une aspiration récurrente de l'homme à se délivrer de sa conscience, à appartenir à un groupe et à suivre des «leaders» susceptibles de sanctifier jusqu'à la dépravation, il met l'accent sur une archaïque propension (bien avant Charles Manson ou les attentats-suicides) à s'adonner à l'ivresse et à la barbarie ritualisées, sous les espèces de cultes mystérieux. De Médée à Orphée, d'Euridyce aux Ménades, le roman convoque, sous d'autres noms et d'autres cieux, les éternels voyageurs au pays du chaos et de la mort, où la destruction crée l'extase et où l'illusion façonne l'enfer au sein d'une fable impressionnante qui parlera aux lecteurs de James Ellroy et de Cormac McCarthy.
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