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Cocottes Et Compagnie

Couverture du livre « Cocottes Et Compagnie » de A.A. Fair aux éditions Editions Du Masque
Résumé:

Ces deux-là, on rêverait qu'ils puissent un jour se rencontrer. On imagine volontiers la discussion paisible qu'ils entameraient alors au fond d'un bistrot choisi, par accord tacite, parmi les plus ordinaires. Après quelques considérations générales sur le temps qui passe, ils en viendraient... Voir plus

Ces deux-là, on rêverait qu'ils puissent un jour se rencontrer. On imagine volontiers la discussion paisible qu'ils entameraient alors au fond d'un bistrot choisi, par accord tacite, parmi les plus ordinaires. Après quelques considérations générales sur le temps qui passe, ils en viendraient tranquillement à l'essentiel leur métier de flics pour découvrir, peu à peu, ce que nous, lecteurs, savons déjà : qu'ils en ont la même approche ni mission salvatrice, ni pilier d'un ordre trop souvent injuste, simplement un boulot qui doit être fait le plus proprement possible dans un complexe équilibre entre routine et intuition , qu'ils partagent le même souci de comprendre les motivations humaines et la même mauvaise humeur face aux pesanteurs bureaucratiques. Ils échangeraient des souvenirs d'enquêtes plus ou moins réussies, ne se masqueraient pas leurs échecs, leur lassitude parfois, face à l'étendue de la misère affective et sociale qui ne connaît pas les frontières. Mais l'auto-ironie les retiendrait au bord de l'amertume...
La rencontre ne se produira jamais. Charlie Resnick et Porphyri Petrovitch Rostnikov, les protagonistes supposés, ne sont que deux flics de papier, dus le premier à l'Anglais John Harvey et le second à l'Américain Stuart Kaminski. Dommage. Ces deux-là, au-delà de la différence des milieux dans lesquels ils évoluent l'Angleterre pour Resnick, la Russie pour Rostnikov et des styles de leurs géniteurs Harvey plus introspectif, Kaminski plus descriptif ont un vrai air de famille.
Au fil de ses apparitions dans la collection du « Masque », l'inspecteur moscovite Porphyri Rostnikov n'a guère bougé : amateur d'Ed McBain dont il achète les oeuvres au marché noir, ce sexagénaire râblé et placide, qui traîne la jambe souvenir de guerre , pratique à merveille, vis à vis de sa hiérarchie, l'art de l'esquive par un habile mélange d'humour et de ténacité. Un art d'autant plus nécessaire qu'autour de lui, tout change à une vitesse folle. Il a mené sa première enquête en 1981, dans ce qui était encore l'URSS. Lors de sa deuxième enquête, les premiers craquements de l'empire étaient sensibles. Encore une enquête, et nous étions en pleine période gorbatchévienne. Aujourd'hui, voici Rostnikov confronté au meurtre d'un dignitaire religieux dissident dans la Russie eltsinienne. Le « polar », dans ces conditions, ne cesse de tourner au document-vérité, tableau d'un pays en plein bouleversement, confronté à un total basculement des valeurs, à une vie quotidienne dégradée, mais aussi à une farouche concurrence entre « services », avides de se gagner les faveurs de la camarilla présidentielle et de dépouiller le voisin de ses prérogatives...
Stuart Kaminsky s'était fait connaître avec son détective hollywoodien Toby Peters, enquêtant dans les milieux du cinéma des années 40 (1). Après quelques ouvrages, le filon s'était épuisé. Une fois passée la surprise de voir tantôt Bogart, tantôt John Wayne, tantôt les Marx Brothers intervenir comme protagonistes actifs de l'histoire, on s'était lassé de la peinture d'un milieu somme toute fort nombriliste. Avec les enquêtes de Rostnikov, pas de danger : c'est la réalité qui vient au secours de la fiction, qui lui donne force et pertinence. Quand s'y ajoute le talent de Kaminski pour trousser des intrigues celle du Pope est mort marie habilement passions publiques et vices privés , la salade russe a belle allure.
Charlie Resnick est le benjamin de Rostnikov. Si on peut employer ce terme pour un détective-chef dans la cinquantaine à qui il arrive de songer à la retraite : « Il se représentait la chose sous la forme d'une mer qui s'étendait devant lui, moutonneuse et hostile, qu'il fallait prendre chaque matin et par n'importe quel temps, en répétant inlassablement les mêmes mouvements vains pour se donner l'illusion d'agir. Pour ne pas se laisser couler sans rien faire. » Pour l'heure, il a encore « de quoi s'amuser » : son équipe d'une demi-douzaine d'inspecteurs est confrontée à une vague d'agressions contre le personnel du principal hôpital de la ville. Un toubib d'abord, un infirmier ensuite sont gravement blessés à coups de couteau. Une jeune étudiante, elle, va y laisser la vie. Rien, en apparence, ne lie les victimes, sinon l'hôpital. Fausse piste pour masquer, derrière cette commune appartenance aux professions de santé, une vengeance privée ? Ou conséquence d'un conflit, aussi sauvage que secret, d'intérêts professionnels ? Resnick et son équipe tâtonnent, contraints de suivre une multitude de directions sans pouvoir décider quelle est la bonne. D'autant que le milieu médical n'est pas précisément coopératif...
Mais l'intérêt, une fois encore, est ailleurs que dans cette quête de la vérité. John Harvey est un observateur sensible de la communauté humaine. Il a le don des personnages autant et plus que de l'énigme. Il sait à merveille nous faire partager leurs doutes, leurs angoisses, leurs colères et aussi leurs bonheurs, si fugaces soient-ils. Resnick n'est pas qu'une machine à produire de l'ordre. Il aime, sent, vit. Il héberge un vieux copain saxophoniste dans la débine. Il s'inquiète d'une amie polonaise qui refuse de vieillir.
Autour de lui, une myriade de personnages auquel Harvey parvient toujours, en quelques notations, à donner de l'épaisseur, s'agite, s'attire, se repousse. Resnick et Harvey avec lui, bien sûr est un amateur de jazz. Scalpel, comme Coeurs solitaires ou Les Etrangers dans la maison, les précédentes aventures du détective-chef, a le goût du blues, sa densité déchirante. Le livre refermé, vous en êtes sûr : dans ce bar ordinaire où vous les croiseriez, vous ne pourriez résister à l'envie de payer une bière à Porphyri et Charlie. Pour la route...


BERTRAND AUDUSSE (Le Monde, le 06.01.1996)

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