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Dans les grandes plaines des États-Unis, une jeune femme raisonnablement dodue et en bonne santé trouvait facilement acquéreur au début du XXe siècle.
Ainsi Cora, bien qu'un peu maigre, épouse un fermier. Ils ne se connaissent pas et leur vie commune les rapprochera à peine plus. Lors de la nuit de noces, pour étouffer sa douleur, Cora se mord profondément la main. C'est le cheval qui l'a mordue, dira Emerson au docteur. De cette union, jamais réitérée, naîtra une fille, Madge. Celle-ci est élevée avec Sharon Rose, sa cousine née peu après elle, comme si c'était sa soeur. Si la première tient de Cora, une fille de la campagne dure à la tâche, désireuse de se marier, la seconde épouse un autre destin et part étudier à Chicago. Dès lors, celle-ci observe de loin l'épanouissement de la ferme : la naissance des filles de Madge, l'arrivée du téléphone, du réfrigérateur et de la télévision, la modernisation de l'outillage agricole. Jusqu'au déclin de la ferme.
C'est sur les terres ingrates du Nebraska, glacées en hiver, caniculaires en été, soumises à de violentes tempêtes, que raisonnent et s'entremêlent ces voix féminines, défiant le temps perdu tout autant que l'avenir.
Au début du XXème siècle aux Etats-Unis (mais cela reste valable dans le reste du monde), une jeune femme trouvait aisément un mari pour peu qu’elle soit en bonne santé et qu’elle sache tenir une maison. Voilà sur quoi se fonde le couple de Cora et d’Emerson, un rapprochement pratique dû au hasard. Pas d’amour entre ces deux-là et leur vie commune ne le fera pas naître. La nuit de noces est une épreuve pour Cora qui tombe enceinte dès cette première fois et qui donne naissance à son unique enfant, Madge. A côté du couple vit Orion, le frère d’Emerson dont l’union avec la fantasque Belle produira notamment Sharon Rose. Les deux petites filles seront élevées comme des sœurs. Aussi dissemblables physiquement que de caractère, elles tisseront pourtant un lien fort par-delà les épreuves, la distance et les années qui passent.
Quelle belle idée que de traduire (enfin !) ce roman paru en 1980 et dont nous étions privés jusqu’ici.
Dans une langue qui va à l’essentiel mais qui reste empreinte de poésie, Wright Morris nous raconte une histoire de femmes, de mères et de filles dont les voix s’entremêlent pour nous montrer des destins bien différents les uns des autres. Car si certaines, telles Cora et Madge, font le choix de rester à la ferme, subissant la loi de la nature hostile du Nebraska, d’autres, comme Sharon Rose, vont fuir ces lieux, le destin tout tracé d’épouse et de mère pour conquérir une certaine liberté au cœur de la ville de Chicago. L’auteur nous raconte aussi des liens familiaux qui se tissent autour de silences et de non-dits mais qui relient indéfectiblement les êtres.
La construction du roman peut, par contre, être un peu déroutante car elle donne parfois l’impression d’enchainer des paragraphes sans lien les uns avec les autres, comme des instantanés de vie pris sur le vif. Est-ce l’œil du photographe qui transparait ici ? Lorsqu’on regarde les photos prises par Wright Morris on ne peut, en effet, que constater la proximité entre son écriture, à la fois dépouillée et précise, et ses photos qui parviennent à saisir l’humain alors même qu’elles ne représentent pas de personnages mais des paysages ou des lieux. Et c’est à cela que s’attache Chant des plaines, nous plonger dans une atmosphère âpre et mélancolique.
Ce chant est clairement envoûtant et les portraits de ces femmes s’impriment durablement dans l’esprit du lecteur.
Le roman distille la vie de plusieurs générations de femmes de la famille Atkins, à commencer par Cora, qui arrive dans le Nebraska au début du siècle. Elle a quitté son Ohio pour venir s'installer chez son mari, Emerson. Ils ont fait le voyage en chariot ; leur voyage de noce en quelque sorte. La main de Cora est bandée. Elle s'est mordu jusqu'aux os quand, sur le trajet, le mariage a été consommé. Cette blessure auto-infligée, portée en silence, est un présage; les femmes Atkins supporteront leurs souffrances dans la solitude et en silence. Tandis que leurs hommes semblent trébucher, hésiter, nous entendons leurs voix, obsédantes et mélancoliques, nous interrogeant sur le spectacle des vies qui s'épuisent au coeur des plaines américaines.
Pour apprécier ce roman, il faut accepter de se laisser porter car l'auteur semble très éloigné des stratagèmes des romanciers modernes.
Il y a bien une ligne narrative mais il n'y a pas d'intrigue.
Il y a bien des personnages mais pas de héros. Ce sont des hommes et des femmes ordinaires, ce sont des gens qui resteront dans le Nebraska même après la fin du romantisme de la frontière. Ils ne sont pas riches, ils ne sont pas remarquables; ils ne sont pas plus grands que nature mais simplement grandeur nature.
Il y a des évènements mais pas d'action. C'est la célébration de la vie ordinaire.
Pas d'émotion, pas de rhétorique, pas de drame non plus. Il n'y a rien pour nous masquer la vérité et le détachement de Morris est incroyablement esthétique.
Tout est basé sur la retenue ; un minimum de mot, un minimum de sentiments, une certaine froideur mais étrangement une grande intensité.
Je ne suis pas sûre d'avoir parfaitement compris comment l'auteur m'a gagné à sa cause mais ce livre est à ranger dans les bijoux..
Les éditions Bourgois nous font un grand cadeau en publiant ce roman d'un auteur américain prolifique, si peu connu en France.
Auteur d'une vingtaine de roman, Wright Morris (1910-1998) a reçu presque tous les prix. Acclamé par la critique, estimé par d'autres romanciers mais intégré à aucun mouvement en particulier, il est considéré comme un grand de la littérature américaine et pourtant aucun de ses livres n'est devenu un «classique». Il semble être davantage reconnu pour son travail photographique (la photo de couv du roman est de lui) et je vous invite vraiment à aller, comme je l'ai fait, regarder tout ça sur internet. Ses photographies en noir et blanc du monde rural, des lieux de vie et du quotidien vous éclaireront bien mieux que moi sur comment « Chant des plaines » arrive à capturer le presque rien de vies simples.
Traduction et préface de Brice Matthieussent
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