"On n'est pas dans le futurisme, mais dans un drame bourgeois ou un thriller atmosphérique"
L'histoire entre David, qui travaille pour l'aide au développement suisse et Agathe, son amante rwandaise, est des plus édifiantes : en fait de compréhension il y a de la fascination, à la place de la réflexion s'impose la passion. Le roman, en revanche, essaie de comprendre comment un pays pacifique, la Suisse, et ses coopérants peuvent dépenser des millions pour aider, involontairement, ce qu'on appelle un génocide. Car celui-ci ne surgit pas d'une situation chaotique, il naît d'une organisation bien faite, parmi des gens appliqués qui aiment l'ordre. Pour commettre un crime organisé, il faut un peuple organisé. La critique de notre aide au développement est sévère mais l'auteur sait que la tâche demeure. Sauf qu'elle est plus complexe que nous le pensons. Lukas Bärfuss, le dramaturge suisse, a écrit un roman sur la Suisse qui se situe au Rwanda. Plus précisément à Kigali, dans un jardin, dans une maison. L'affaire porte sur une période de cents jours, d'avril à juillet 1994, un peu avant et quelque temps après. Elle nous plonge dans les crimes des Hutus, qui massacrent systématiquement les Tutsis au coeur d'un conflit qui voit les rebelles tutsis lentement prendre le dessus. Bärfuss a écrit un roman politique dont chaque moment captive le lecteur. Son écriture est élégante malgré un sujet sanglant et intense malgré son élégance. Quant à la France, elle n'apparaît qu'un court instant : un véhicule militaire passe, orné du drapeau français.
Ecrivain suisse contemporain majeur, Lukas Bärfuss nous convie dans son roman Cent jours, cent nuits, dans le Rwanda des années 90, où officie David Hohl, chargé de développement pour le compte de la Suisse. Comme l’indique le titre, il s’y trouvera alors que s’y commettra le génocide qui fera, en l’espace de cent jours, 800.000 victimes.
« Je brûlais du désir enfantin de consacrer ma vie à une cause plus grande que moi ». C’est rempli de ces idéaux que le jeune David Hohl s’apprête à partir pour une mission au Rwanda. A l’aéroport de Bruxelles, il rencontre une jeune femme d’environ 25 ans. Il la perd de vue mais, hanté par son visage, n’aura de cesse de la chercher dans le pays où il va. Elle s’appelle Agathe et sera présente tout au long du livre, et deviendra l’amante du narrateur au fil de ses pérégrinations.
Ce pays, le Rwanda, est alors un des grands bénéficiaires de l’aide au développement, notamment en raison du climat favorable qui caractérise :
"Les organisations d’aide raffolaient de ce pays, on se marchait réciproquement sur les pieds, et il n’y avait, à la lettre, pas une seule colline sans projet de développement, pas une commune où l’école n’ait pas été réformée. Partout les femmes suivaient des cours dans les plannings familiaux, et on formait les maires dans des stages d’organisation et de développement. Pauvreté et arriération étaient telles qu’il n’y avait aucune limite aux idées (…)."
L’année 90 voit l’arrivée de la guerre qui se muera en génocide quelques années plus tard, un génocide dont nous commémorons cette année le 30ème anniversaire. L’auteur évoque ainsi les Courts (Hutus) et les Longs (Tutsis), ces derniers ayant partiellement quitté le pays (certains rejoignant les rebelles ougandais) et faisant l’objet de discrimination dans leur pays, alors qu’ils avaient occupé le pouvoir plus tôt dans le siècle.
"Depuis l’indépendance de 1962, ces derniers étaient exclus de l’école, de la politique, de la vie militaire – il ne leur restait que les rangs inférieurs de la société où les Courts leur fichaient la paix aussi longtemps qu’ils se tenaient tranquilles et qu’ils ne se rebellaient pas contre leur sort. Naturellement nous trouvions injuste l’oppression des Longs mais nous l’excusions car ce problème était une boîte de Pandore et celui qui voulait le résoudre au nom de l’égalité et de la fraternité risquait de provoquer des crimes sanglants. La sécurité était plus importante que la justice, en tout cas elle était sa condition – et naturellement aussi la condition de notre travail de développement."
Lukas Bärfuss décrit très bien la montée, la « séduction de la peur », qui enlève toute portée à des discours rationnels. Agathe, « européanisée », se métamorphose elle-aussi, se livrant à l’humiliation d’une Tutsi qui fait le ménage chez David. Ce dernier restera dans le pays, dans la villa où il réside, au moment du génocide, cotoyant ainsi les meurtriers, dont certains nous désarment par leur « normalité ».
En plus du traitement du génocide, le livre porte un regard critique sur l’aide au développement, qui va finalement au pouvoir, aux plus riches et pas à ceux qui en ont le plus besoin. Un collègue de David, Paul, perd toutes ses illusions et le sens de sa vie quand il s’en rend compte.
Sorti initialement en 2009, Cent jours, cent nuits a été réédité récemment par les éditions Zoé avec une postface inédite à l’occasion de la commémoration du génocide. C’est un très bon livre.
https://etsionbouquinait.com/2024/07/15/lukas-barfuss-cent-jours-cent-nuits/
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