"On n'est pas dans le futurisme, mais dans un drame bourgeois ou un thriller atmosphérique"
Kenya, 1899. Il est apparu à l'aube comme une figure de légende avant de s'effondrer aux pieds d'Hassanali, le marchand, sur le chemin de la mosquée. Martin Pearce, écrivain britannique, a été battu, volé et abandonné par ses guides dans le désert. Recueilli par Hassanali, il tombe amoureux fou de Rehana, la soeur de son hôte. Une relation interdite et scandaleuse s'initie, dont les conséquences se répercuteront sur les générations suivantes.Zanzibar, années 1950. Amin, Rashid et leur soeur Farida sont chacun en proie aux difficultés du secret. Farida vit un amour caché que ses parents désapprouveraient. Amin, lui, s'éprend d'une femme plus âgée, Jamila, la propre petite-fille de Rehana et de Pearce, enfant de la honte et objet de mille rumeurs scabreuses. Quant à Rashid, le narrateur, il part étudier à Londres dans un univers glacial et raciste, alors que Zanzibar, au lendemain de l'indépendance, bascule dans la violence et le chaos.
Londres, années 1960. Les parents de Rashid sont morts et les secrets ont été déliés. Dans un contexte social et racial apaisé, Rashid, devenu enseignant, rencontre par hasard la blanche Barbara, une lointaine cousine de Jamila. Ils s'aiment librement et décident de partir à la recherche de leurs racines communes et de Jamila à Zanzibar.
Formant un patchwork de cultures et de points de vue extraordinairement divers mais harmonieux en dépit des conflits sous-jacents, Abdulrazak Gurnah est aussi à l'aise chez les uns que chez les autres - Noirs, Blancs, Indiens, Arabes -, de la case africaine la plus simple à la mosquée aux portes bleues, du marchand indien négociant ses épices dans la lumière dorée du soleil brûlant à l'ombre à peine fraîche de la véranda de l'administrateur anglais sirotant son gin tout en philosophant sur les bienfaits de l'Empire de Sa Majesté britannique.De la fable poétique au témoignage désenchanté, Abdulrazak Gurnah raconte aussi les illusions dissipées avec un humour féroce et un réalisme désabusé. Mais Gurnah n'est ni cynique ni entièrement pessimiste, et les unions symboliques entre Noirs et Blancs tissent autant d'histoires dans une tapisserie délicate d'ombre et de lumière.
Alors que tôt ce matin de 1899, le boutiquier Hassanali se rend à la mosquée de sa petite ville d’Afrique orientale pour faire l’appel de la première prière du matin, il découvre avec stupéfaction, tel un mirage surgi du désert, la silhouette titubante du premier mzungu – « blanc » en swahili – qu’il ait jamais vu. Seul, à pied et sans bagages, l’homme « couverts de traces d’entailles et de piqûres d’insectes » s’écroule au bout de ses forces. Il a été dévalisé et abandonné par ses guides lors d’un voyage en Abyssinie. Bientôt remis sur pied par son hôte, cet Anglais qui s’appelle Pearce et se montre plus ouvert que ses semblables, bravant les conventions autant locales que coloniales, devient l’amant de la sœur d’Hassanali, scellant ainsi sans le savoir, puisqu’il ne devait pas tarder à reprendre ses esprits et à rentrer en Angleterre, le destin maudit de plusieurs générations métisses à venir.
C’est un demi-siècle plus tard, dans l’archipel du Zanzibar pour peu de temps encore sous la tutelle coloniale britannique, que le scandale refait abruptement surface, quand le narrateur et collégien Rashid voit son frère Amin se heurter dramatiquement à l’ostracisme qui frappe la descendance de la belle maîtresse indigène abandonnée. Vague alter ego de l’auteur, le jeune homme finira par partir faire ses études au Royaume-Uni avant de s’y retrouver durablement coincé par les troubles entourant l’indépendance du Zanzibar. Son récit marqué par la mélancolie et par la culpabilité se déploie sous le signe de l’abandon souligné par le titre original. Amours trahies et délaissées, pays abandonné à son sort par la débâcle coloniale, famille quittée pour un exil sans retour, l’histoire narrée nous plonge avec subtilité dans l’empreinte laissée par le colonialisme sur les populations locales, au coeur des déchirements vécus sur la ligne tectonique entre cultures et continents, et en confrontation directe avec le racisme :
« C’est la faute à l’esclavage, voyez-vous. À l’esclavage et aux maladies qui les minent, mais à l’esclavage surtout. Esclaves, ils ont appris l’oisiveté et la dérobade. Ils ne peuvent plus concevoir de s’impliquer dans le travail, d’assumer des responsabilités, même contre paiement. Ce qui passe pour du travail dans cette ville, ce sont les hommes assis sous un manguier à attendre que les fruits murissent. Regardez ce que la compagnie a fait de ces terres. Les résultats sont impressionnants. Des cultures nouvelles, l’irrigation, l’assolement, mais il a fallu pour y parvenir radicalement changer les mentalités. »
« C’est étonnant, n’est-ce pas, que ces gens aient vécu pendant des siècles sans avoir recours à l’écriture (...). Tout s’est transmis oralement. Il leur a fallu attendre que monseigneur Steere arrive à Zanzibar dans les années 1870 pour que quelqu’un songe à produire une grammaire. Je pense ne pas me tromper en disant que cela vaut pour toute l’Afrique. C’est stupéfiant qu’aucune langue africaine n’ait été écrite avant l’arrivée des missionnaires. Et je crois bien que dans nombre de ces langues, le seul ouvrage existant est la traduction du Nouveau Testament. Incroyable, non ? Ils n’ont même pas encore inventé la roue. Cela donne une idée du chemin qui leur reste à parcourir. »
« (...) j’en vins à me considérer avec un sentiment croissant de déplaisir et d’insatisfaction, et à me voir avec leurs yeux. À me regarder comme quelqu’un qui mérite l’antipathie qu’on lui porte. J’ai d’abord cru que c’était à cause de ma façon de parler, parce que j’étais médiocre et maladroit, ignorant et muet (...). Puis j’ai pensé que c’était à cause des vêtements que je portais, des vêtements bon marché, sans allure, pas aussi propres non plus qu’ils auraient pu l’être, et qui peut-être me donnaient l’air d’un clown ou d’un déséquilibré. Mais les explications que j’essayais de trouver ne m’empêchaient pas d’entendre les paroles offensantes, le ton irrité dans les rencontres au quotidien, l’hostilité contenue dans les regards fortuits. »
Jusqu’alors peu connue en France, l’oeuvre d’Abdulzarak Gurnah lui a valu le prix Nobel de littérature en 2021, ce qui a enfin motivé la réédition de ses livres traduits en français : une des plus grandes plumes africaines, toute en profondeur et en empathie, à découvrir sans faute pour casser les stéréotypes et, selon les termes du jury, « ouvrir notre regard à une Afrique de l’Est diverse culturellement, mais mal connue dans de nombreuses parties du monde ». Coup de coeur.
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