"On n'est pas dans le futurisme, mais dans un drame bourgeois ou un thriller atmosphérique"
Alors que la narratrice se meurt d’un cancer généralisé, ses pensées se bousculent et les souvenirs refont surface. Sept décennies d’une vie riche et d’une histoire nationale mouvementée, celle de la Pologne de l’après-guerre.
Les pistes de réflexion sont multiples, abordées comme un testament. La carrière hospitalière de pédiatre, et la passion pour le théâtre jamais démentie, terreau d’une érudition artistique certaine sont une toile de fond pour ce parcours riche.
Même si la douleur physique et la souffrance morale ne sont pas occultées, l’humour est présent tout au long des pages, (je pense à la rencontre à l’hôpital avec le prêtre catholique, qui a dû passer quelques nuits blanches à la suite de leur échange, à se demander où et comment il avait failli ! ) .
Au coeur du propos, le couple, qui a traversé quarante années de vie commune et que les coups de canif dans le contrat n’ont pas détruit. Les enfants, source inépuisable de questionnements bien au-delà des années nécessaires de protection physique. Le frère, anti-conformiste et fantasque, qui a su trouvé dans un isolement salutaire une alternative à la médicalisation.
On y mesure aussi l’influence de l’Histoire sur le quotidien, les vocations, le sentiment d’appartenance à une nation malmenée.
Réflexions aussi et bien sûr sur la dualité corps et âme, sur la religion , et ce qu’en disent les mystiques orientaux, au point de choisir l’Inde pour en finir avec ce parcours.
Si le récit paraît confus dans les premières pages, à l’image des effets secondaire de la morphine, l’intérêt grandit avec au fil des chapitres. De belles formules « les recoins empoussiérés de l’intime », et une des plus belles déclaration d’amour que j’ai pu lire, une très belle plume.
Paulina Dalmayer est une journaliste née en Pologne, qui a étudié en France et a passé quelques années au coeur des conflits du Moyen-Orient pour exercer son métier. Vous pouvez consulter quelques-uns de ses articles, dans lesquels elle exerce une langue acerbe mais toujours à-propos, sur le site de l'association suisse Bon pour la tête. Dans ce deuxième roman qu'elle publie après Aime la guerre !, elle revient dans son pays natal sous la forme d'une presque-septuagénaire, rongée par un cancer incurable. C'est, non pas avec joie que je retourne en Pologne puisque le sujet de l'euthanasie est pour le moins sensible et franchement peu réjouissant, mais avec empressement, d'autant que ses souvenirs sont encore tout frais dans ma tête et que quelques retours en arrière dans l'histoire ne font jamais de mal.
L'auteure situe une partie de son histoire dans la belle Cracovie qui abrite un couple de notables que rien ne distingue d'un autre couple de notables composé de Wanda, anciennement pédiatre, et Edward, député de son état, excepté que la femme est confrontée à un compte à rebours oppressant et anxiogène, intolérable, celui de sa mort imminente. C'est une sacrée personnalité que celle de cette femme déterminée, elle m'a immédiatement fait une forte impression qui ne s'est pas démentie par la suite, jusqu'à la toute fin. Une femme belle, intelligente, dotée d'un caractère bien trempé, qui lui a permis de survivre à une famille, pour le moins pathologique, dans une Pologne d'après-guerre. Peut-être parce qu'elle est devenue médecin, c'est une survivante, qui a bien du mal a accepté la déchéance de la maladie et le mal qui ronge son corps, un peu prématurément.
Un ultime retour dans le passé avant l'inexorable issue alors même que Wanda touche du doigt sa propre fin, c'est à la fois presque dérangeant et angoissant, puisque cela nous renvoie à notre propre fragilité, et presque encourageant, cela donne envie de profiter de sa propre vie peut-être autrement, peut-être mieux. C'est un ultime combat que se livre Wanda, surtout contre elle-même et son corps à bout de force, mais heureusement l'esprit ne faillit pas. Un bilan, une dernière rétrospective de son existence, de ce qu'elle va laisser en héritage à ses filles, Gabriela et Martha, le mal tout à fait familiale pour la première, l'indépendance pour la seconde, et à son mari, Edward. Elle évoque avec sensibilité les fragilités de sa vie, qui ont été celles de ses parents, disparus trop tôt, et de son frère Wladek, qui sont aussi celles de sa fille. C'est ce que je préfère peut-être dans un roman, c'est de découvrir et comprendre les failles de ses protagonistes, observer la manière dont ils les assument et vivent avec, qui les submerge parfois, qu'ils parviennent à dépasser souvent, la manière dont leur auteur les exploite. Et Wanda, qui elle-même n'a pas été touchée personnellement, se voit confronter avec cette maladie, ce qu'elle nomme originalité et doit se battre contre elle avec sa fille. C'est aussi à travers l'art dramatique que son existence prend un véritable sens, où elle découvre qu'il faut lui donner un sens.
Il y a aussi le couple qu'elle forme avec Edward, un couple solide de par la liberté et les concessions qu'ils s'accordent l'un l'autre. L'union de ces deux personnalités intelligentes et posées apportent à ce récit une réelle épaisseur, l'un comme l'autre disposent d'un pouvoir de réflexion, d'un recul et d'un sens de la pondération qui ont contribué à la réussite de leur vie commune. Wanda, n'est pas que cela, car elle faisait aussi d'une troupe de théâtre, dirigée par Ludwik et Grotowski. Son moyen à elle de transcender une vie un peu plate qu'elle vivait alors chez sa mère, une vision du chef qui finit par l'éblouir et donner un sens à des oeuvres littéraires un peu passées. C'est par ailleurs lors de l'évocation de ces adaptations théâtrales que les sens de Wanda laissent libre cours à une forme de ravissement, dans la mesure ou l'Art dramatique sert une vérité, celle de l'Holocauste. le théâtre comme fuite en avant en temps troubles, ou les menaces de guerre planent dangereusement.
C'est un récit d'une tragédie inéluctable et à la fois d'une sobriété remarquable, car Wanda vit au seuil de la dépossession d'elle-même, cette ultime étape avant la mort, celle de l'acceptation, non seulement de sa propre fin, mais aussi celle de son identité, On ressent avec émotion les dernières tentatives de cette femme mourante de s'emparer de l'essence de la vie, peut-être une dernière expérience spirituelle, d'une connexion avec un au-delà qui lui permet d'envisager sa fin avec sérénité, dans un sentiment de paix et de quiétude ultime, en accord avec elle-même et non contrainte, forcée et alitée dans un environnement inhospitalier. La question de l'euthanasie, qui n'est jamais abordée de front, est traitée avec dignité et respect, sans débat inutile ou stérile, comme ultime preuve de liberté d'une femme indépendante, qui a toujours fait ses choix en conscience.
Enfin, d'une page à l'autre, Paulina Dalmayer retrace avec succès le témoignage d'une Pologne révolue, celle de l'avant-guerre à travers les recours à la mémoire de la mère défunte depuis longtemps. Et la Pologne d'après-guerre assujettie à son géant voisin soviétique, où règne la psychose de se faire arrêter, ou les dénonciations relèvent du quotidien. L'auteur évoque avec précision, ce qui à mes yeux contribue à la richesse de ce roman, la façon dont le système broyait ses gens, d'autant plus lorsqu'ils sont des opposants au régime.
Cette profonde et ultime introspection devant une mort inéluctable, alors même qu'elle avait trouvé dans sa vie une sérénité certaine est saisissante, Wanda apprend à accepter non seulement sa mort, ce qui paraît une étape difficile voire impossible, mais aussi sa lente déchéance, qui la rend presque impotente. le lecteur accompagne la narratrice, presque, jusqu'à sa fin, laissant la toute dernière place à son mari Edward et le lecteur, seul avec la conscience aiguë de sa propre échéance. C'est un puissant rappel à notre mortalité, peut-être nos convictions inébranlables, qui peuvent être mises à mal par une maladie dévastatrice.
Dans son second roman Paulina Dalmayer fait revivre sa Pologne natale. Retraçant les années qui ont transformé le pays à travers le regard d'une femme qui se bat avec un cancer, elle dit tout des contradictions qui accompagnent cette mutation à marche forcée.
À 68 ans, Wanda se bat avec un cancer et des métastases sournoises. Pour s'évader, elle se met dans un état second, se voit alitée depuis le plafond de sa chambre.
Alors elle oublie son mari Edward, député européen après avoir été journaliste, qui se console de son infortune avec l'alcool, alors elle oublie ses deux grandes filles Gabriela et Marta qui la snobent un peu, alors elle oublie sa carrière de médecin et prof à l'école de médecine. Elle se rappelle la Pologne d'où elle vient, revoit la Pologne de son enfance. Et plus précisément ses souvenirs marquants, comme ce jour où elle est rentrée chez elle avec son frère Wladek et qu'elle a retrouvé sa mère morte. Une mère qui avait survécu à la guerre, aux nazis et aux soviétiques, une mère qui restera un mystère pour sa fille. «Sans m'avouer que quelqu'un était fou dans notre lignée, je subodorais qu'une souche contaminée dès son origine, une phrase insensée, délirante, sinon monstrueuse, se promenait dans notre génome. Parmi ces millions d'êtres humains qui avaient résisté tant bien que mal à la machine de guerre, pourquoi semblions-nous avoir souffert davantage que les autres? N’avions-nous pas trop aimé notre souffrance?»
Car après tout, elle a plutôt vécu de belles années, celles qui ont vu le régime communiste s’effilocher avant de disparaître, les années soixante et le concert des Rolling Stones où elle a rencontré son futur mari, les années quatre-vingt avec le mouvement Solidarnosc, les années deux mille avec l’ouverture à l’Europe et le développement économique. Non, décidément, elle ne fait pas partie des Héroïques. Elle n'aura pas eu à se battre. Pas davantage qu'Edward. Avec ironie, elle explique que «quand je le vois chaque matin s’acharner contre sa tranche de bacon collée à la poêle, je suis forcée de constater que, s’il le voulait, il pourrait éradiquer à lui tout seul les nationalistes russes, ukrainiens et, tant qu'à faire, libérer la Crimée. Sans doute croit-il que d’autres s'en chargeront, pendant qu'il est occupé à remplir des tâches autrement plus importantes.»
Elle se souvient de leur rencontre, de leurs rêves et de leurs ambitions, de son engagement au sein d'une troupe de théâtre ou encore de sa passion pour les littérature et spiritualité indiennes.
Mais, au soir de sa vie, c'est d'abord un sentiment de culpabilité qui prédomine. Quand elle repense à Konrad, son ancien élève et amant, qui vient la soigner. Quand elle revoit sa fille avec les veines tailladées avec une lame de rasoir. «Konrad était plus que mon chant du cygne. Il était le regard d'un homme qui me donnait une existence autre que celle d'une mère ou d'une épouse. Dans mon enivrement, je m'étais convaincue que mes filles en profitaient à leur manière. N'aimaient-elles pas se montrer à côté de cette mère qui enfilait un jean et des escarpins à talons? Toujours ouverte à leurs amis, la maison grouillait d’ados qui raffolaient de pizzas congelées. Non parce qu'elles étaient bonnes, mais parce qu'elles étaient jugées indignes de la table familiale par leurs mères dévouées. Autant dire que mon pathologique manque de temps, d'investissement et de patience, produisait l'effet que ne parvenaient pas à obtenir les femmes héroïques d’abnégation que je croisais aux réunions de parents d'élèves. Enfin, en apparence. Car leurs enfants avaient beau les détester, ils ne cherchaient pas à se suicider.» Alors maintenant qu'elles ont fait leur vie, pourquoi ne ferait-elle pas à son tour un dernier voyage, une dernière folie?
Paulina Dalmayer, qui est née en 1974 et a grandi en Pologne, rend parfaitement cette frénésie, d'abord mêlée de crainte, qui a gagné le pays avec l'effondrement du bloc communiste et la remise en cause de l’Église, malgré ou à cause de leur pape polonais. D'une écriture vive et ironique, teintée d'humour, elle regarde le monde d'avant s'effacer, laissant place à un nouveau monde riche d'autant d'espoirs que de contradictions. Un monde qu'il est difficile d'appréhender tant il est mouvant, tant il va vite. Elle dit aussi avec délicatesse combien il est difficile de s'y sentir parfaitement bien.
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