"On n'est pas dans le futurisme, mais dans un drame bourgeois ou un thriller atmosphérique"
Été 2018, en résidence à Marseille, Patricia Cartereau, peintre et Eric Pessan, écrivain marchent. Ils randonnent dans la ville et à l'extérieur sur les 365 kilomètres du GR 2013. Lui écrit, elle dessine, mais c'est parfois l'inverse. Leurs arts se mêlent, ce qui fait écho à l'une de mes récentes lectures : "En japonais, le verbe peindre est le même que le verbe écrire : Kaku." (Patricia Almarcegui, Carnets perdus du Japon)
La marche c'est leur contrainte, ce qui va faire naître leurs créations. "Je ne marcherai pas du petit matin à la tombée de la nuit pour l'exploit d'avoir avalé d'un trait plusieurs plis de la carte. Je n'ai pas de compte à régler avec mon corps, je n'ai pas envie de valoriser mon courage. Je ne pratique aucun sport, je n'ai aucun entraînement, je marche -en définitive- pour la joie de la fatigue, pour ces moments où j'arrête de marcher afin que le panorama me saute aux yeux, pour les pensées que la marche m'offre, et -je l'ai déjà noté- parce que parfois lorsque je marche, je ne pense plus du tout." (p.41/42)
Lorsque l'on marche, l'esprit se libère, vagabonde. Il revient aussi parfois au plus prosaïque -la fatigue, les blessures aux pieds-, à la vie de tous les jours. Il peut aussi permettre des réflexions plus générales, plus axées sur le sens de la vie, celui que l'on veut bien lui donner : pourquoi écrire, dessiner ? Pourquoi persister à le faire et ne pas "chercher un vrai travail" (p.88) ? Marcher sur le GR 2013, c'est aussi alterner les paysages. Urbains parfois avec le centre de Marseille, mais aussi les quartiers nord. Puis, la garrigue, et les risques liés à la sécheresse et la canicule. Et forcément, les questions sur le rôle de l'homme dans tout cela : "Le découpage de l'histoire de notre planète en grandes époques a toujours fait débat et le fait encore. Depuis la fin du siècle dernier, des chercheurs utilisent le terme d'anthropocène pour caractériser l'époque qui a commencé lorsque l'activité des hommes a eu un impact significatif sur l'écosystème terrestre. [...] Nous vivons dans l'ère du libéralocène, tout ce qui peut être vendu le sera, et la richesse s'accroîtra jusqu'à la mort du dernier consommateur." (p.96/97)
J'ai beaucoup aimé ce livre aux textes profonds qui poussent à la réflexion et sonnent justes, aussi bien lorsqu'ils abordent les bobos que les grandes questions de la vie ou la relation des deux auteurs, l'admiration d'Eric Pessan pour le travail de Patricia Cartereau, notamment ces pierres qu'elle ramasse et dont elle dessine trois faces (cf. couverture). Les dessins justement sont très beaux, il faut prendre le temps de les regarder, voir les détails, les couleurs, les formes. Un très beau livre que je ne peux que vivement conseiller.
Parlons d’abord du livre en tant qu’objet. Magnifiquement réalisé, les éditions de l’atelier contemporain ont fait le choix d’un papier satiné épais qui sert parfaitement les dessins à l’encre de Patricia Cartereau.
Plusieurs histoires courtes, voire très courtes composent le livre où la forêt, personnage majeur nous perd ou nous permet de nous retrouver.
Ce sont des histoires d’enfance où l’interdit, prendre le fusil du grand-père en son absence, s’essayer à viser, « Après tout, les fusils aiment la mort. Ils réclament leur dose de sang », aller dans la cabane de chasse regarder le calendrier de femmes dénudées. Tout cet espace réservé aux chasseurs qui fait rêver le petit garçon et augmente sa fabrique à souvenirs, car, c’est sûr, plus tard, il sera comme son grand-père : chasseur. Pour l’enfant, c’est le temps béni des vacances où rien n’est comme en ville, chez les parents
La préparation du gibier, pour ensuite le cuisiner, transformer cette palombe en salmis, cette autre gigue avec une sauce grand veneur… rôle bien sûr dévolu à la grand-mère sous le regard fasciné de l’enfant. Les liens qui unissent grands-parents et enfants à travers le plaisir de la table « manger prolongeait un peu du danger de la chasse » (rapport aux plombs et éclats d’os).
Il y a cette femme, juste veuve qui, en servant les invités dit « ça va me manquer de ne plus manger de chevreuil ».Même si les copains lui ramènent une gigue, ce ne sera plus pareil, ce ne sera qu’un bout de viande et non ce que son chasseur lui ramenait.
La forêt, le Lieu où cela se passe. Là où l’on rencontre les animaux. La chasse, le plaisir du rituel, lever au point du jour, le petit-déjeuner, se préparer, prendre le fusil, conduire jusqu’à la forêt ou retrouver les copains, l’équipe de chasse. L’univers de la chasse n’est pas un univers de mort, c’est aussi la traque, le plaisir de regarder, sans tirer, le chevreuil, la chèvre glisser, hésitante entre les arbres, suivre la femelle sanglier pour le plaisir de voir les marcassins à la queue leu-leu.
Il y a cet homme qui se réveille gibier. Non, il ne rêve pas et file direction la forêt où il échappe aux chiens et chasseurs. Un plaisir que de le voir sentir au vent « Tu es ivre des sucs qui t’environnent, tu découvres un monde ç l’intérieur du monde : chaque broussaille exhale le rut, les chaleurs ou les urines… Chaque foulée te fait pénétrer dans des territoires privés délimités par des odeurs »
« Les naseaux frémissants, les yeux dilatés, prêt à déguerpir à la moindre alarme, tu marques une pause, te soulages rapidement, grattes le sol pour que l’odeur de la terre se mêle à celle de tes fumées. Tu viens d’imprimer ta présence à la surface de ton nouveau monde. Tu existes. »
Diane, avec son carquois et ses flèches qui sublime la traque, se fondant dans les traces du gibier sous le regards fous des autres chasseurs. « L’arc les rend fous, l’arc et le fait que je sois une femme seule. »
Je pourrais vous rapporter encore et encore des phrases, des mots du livre d’Eric Pessan.
Oui, la chasse est une tradition, même si elle ne répond plus au besoin vital de manger, c’est tout un univers d’hommes et quelque fois, de femmes qui respecte l’animal, le plaisir de la traque, la marche en forêt, dans les feuilles, écouter le silence ou la chanson des chiens qui chassent, ce besoin d’ensauvagement qui libère des contraintes du monde moderne et de la ville, un retour au primitif.
Métaphores, vers libres, contes, histoires courtes côtés homme et animal, pour parler du sauvage qui vit tapi au fond de nous, imager le mythe de la chasse, de l’ensauvagement.
Je retrouve avec grand plaisir l’écriture dense d’Eric Pessan. Ici, la plume se fait plus poétique, sensuelle, sauvage. J’ai ressenti les émotions, humé l’odeur de l’humus, aimé entendre le bruit des feuilles sous les pas ou les bonds.
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