"On n'est pas dans le futurisme, mais dans un drame bourgeois ou un thriller atmosphérique"
Crèvecœur est le magnifique roman d'apprentissage d'Emilio Sciarrino, auteur franco—italien, qui nous apprend qu'être libre - vraiment libre ! - demande des sacrifices.
Crèvecœur : ça sonne déjà comme une psalmodie d'une monotonie à mourir.
Et en effet ce titre, ce lieu résonne des cris contenus d'Élise Maldue, 17 ans, qui perd sa vie et son temps dans ce village picard.
Mais en serait-il autrement ailleurs ? Et puis cet "ailleurs" d'abord, où se situe-t-il vraiment ?
Élise Maldue est toute jeune encore, elle a la vie devant elle, mais que pourrait-elle bien en faire ?
Elle semble engoncée dans un quotidien morose qui laisse peu d'espoir sur la suite de l'aventure.
Un quotidien fait de rêves avortés, de rencontres ratées, d'envies de grandeur auxquelles elle a du mal à adhérer, car elle semble souffrir d'un puissant syndrome de l'imposteur qui la fait se sentir à sa place nulle part.
Alors, elle va partir certes, mais que va-t-elle y gagner ?
J'ai dans la tête l'image du Cri de Munch en filigrane des mots.
Le cri de la jeunesse qui peut tout et qui ne peut rien, qui ne sait plus où aller ou qui croire dans un monde claustrophobe.
Cet enfermement psychologique va atteindre son point d'orgue avec la phase de confinement suite à la pandémie mondiale et Élise va se retrouver une nouvelle fois face à elle-même, intensément seule.
Il y a dans ce roman un regard posé sur la jeunesse en souffrance et un questionnement ininterrompu.
Comment se libérer d'un lieu, d'une famille, d'une essence qui n'est pas la sienne ?
Comment être soi sans entraves (familiales, sociales, amoureuses, financières…) ? Il y a tellement de chaînes qui nous "obligent".
Et puis, finalement, a-t-on vraiment le choix ?
Choix d'amour, de sang, de destinée : la vie nous apprend aussi qu'un basculement est toujours possible car on reste écorchés par nos actes, les personnes ou les mots.
Élise, la Maldue, n’a pas su résister au chant des sirènes qui lui promettent un avenir meilleur. Écarté le chemin du bac pro, la jeune fille est admise en classe prépa. Inutile de préciser qu’elle a dû en termes vagues expliquer à ses parents le but de la manoeuvre, eux qui la voyaient plutôt faire carrière dans la boutique de chocolat de luxe de Crèvecoeur, une bourgade picarde dont le nom évoque les sentiments que ressent la jeune fille vis à vis du cadre de son enfance. C’est sans grande difficulté que, deuxième surprise, Elise est admise dans une prestigieuse école de commence parisienne. Elle semble avoir en main les atouts pour s’en sortir avec les honneurs. Il aura cependant suffi d’une soirée arrosée pour la trajectoire s’infléchisse. Expatriée en Angleterre, Elise doit travailler dans un café pour subvenir à ses besoins. Outre les difficultés de la langue, les horaires de salariée et les matières à bosser, le covid et ses confinements entre en scène…
Le parcours ne s’achève pas avec l’épidémie et on suit avec intérêt l’itinéraire personnel de la jeune femme.
La question du transfuge de classe est un sujet qui depuis Annie Ernaux et l’un de ses premiers romans La place, est un sujet qui m’intéresse. Ici l’auteur analyse les origines de l’échec, qui pour n’être pas programmé est cependant possible à chaque étape. Une fragilité, un accident imprévisible, une rencontre mortifère et tous les espoirs s’envolent.
On peut d’ailleurs se poser la question des motivations à suivre cette voie royale qui n’était pas initialement pour elle. Elle ne semble même pas se targuer de ses capacités intellectuelles. Le défi, la revanche sur le destin ne sont pas non plus des motivations. Le sentiment d’imposture l’emporte largement sur l’autosatisfaction.
J’ai vraiment beaucoup aimé ce roman et la façon dont il traite les aléas du destin individuel, souvent programmé bien en amont des choix proposés.
224 pages Belfond 6 avril 2023
#EmilioSciarrino #NetGalleyFrance
"Ceci est ma démission. Je m'appelle Marco, j'ai trente ans et je suis un raté" (p.7)
Pourtant il a bien tout fait comme on le lui a dit, Marco : des études supérieures pour "faire un travail intéressant, culturel, épanouissant" avec une thèse sur "les animaux dans la littérature du XXe siècle" à la clé. Avec un tel bagage, les portes de l'université ne pouvait que s'ouvrir toutes grandes pour un poste de maître de conférence. Mais de désenchantements en désillusions, de missions temporaires en petits boulots mal payés, Marco fait connaissance avec la précarité et avec les lendemains qui déchantent. Progressivement il prend conscience de son inadaptation au système. Peut-être est-ce le même constat qui pousse de plus en plus de gens à protester de manière inédite en s'allongeant silencieusement dans la rue tous les jours ?
Alors que Marie veut fonder une start-up, que Jean gagne beaucoup d'argent en jouant au poker en ligne, Marco continue à chercher le travail qui lui assurera "un compte en banque, une assurance vie, un plan d'épargne logement" (p.247). En vain. Que reste-t-il à tenter lorsque l'avenir semble bloqué, sans aucune perspective ?
Emilio Sciarrino raconte d'une manière réaliste et juste la recherche d'emploi par un presque trentenaire surdiplômé. Les mésaventures de Marco ont une portée générationnelle et drainent sur leur passage de nombreuses thématiques actuelles : uberisation, déclassement, compétition intensive, consumérisme... jusqu'au milieu de l'édition qui, en quelques scènes drôlatiques, est démystifié. Mais si l'auteur prend un angle humoristique pour traiter les galères du personnage, il n'en reste pas moins que le constat est accablant pour le système qui régit notre société et que le fond du roman est bien loin de prêter à rire. En ce qui me concerne, je garde de cette lecture une impression de pessimisme amer. Je crois que je n'ai pas pu aborder ce livre comme un roman, comme une fiction. Probablement ne l'ai-je pas lu avec suffisamment de recul et de légèreté ? Et sans doute cela montre-t-il à quel point Emilio Sciarrino a su transcrire le dérisoire et le tragique de notre temps.
A travers des deux hommes, leur histoire, c'est une histoire universelle qu'écrit là Emilio Sciarrino : l'accompagnement de son compagnon, l'amour qui permet d'aider l'autre à surmonter les mauvais moments voire l'accompagnement jusqu'à la mort. Le texte est magnifique, à la fois simple et délicat. C'est cette simplicité qui facilite l'universalité du propos : le jeune homme qui écrit, intellectuel, professeur d'université ne cherche pas à faire d'effet de style, il va au plus direct, à ce qui touche d'emblée, l'accompagnement de son ami est naturel, comme l'est l'écriture de ce texte (j'espère que je me fais bien comprendre). Il aurait pu en faire des tonnes dans le pathos, écrire un livre de 300 pages, bien plombant et larmoyant. Non, il est pudique, et ce sont des émotions que son propos suscite plutôt que des larmes faciles. La maladie ne les éloigne ni ne les rapproche, elle est là entre eux, ils vivent ensemble et en même temps sur des temps différents. Lui, par exemple, pour son travail sort dans Paris et c'est la pleine période des manifestations contre le mariage pour tous, il croise alors des foules roses et bleues, se sent jugé et rejeté en tant qu'homosexuel. Il coupe télé et radio (moi aussi c'est fait depuis plus d'un an et qu'est-ce que c'est bien !) mais tente quand même de restituer à son compagnon alité ce qu'il voit et ressent dans les rues, notamment ce contexte de rejet voire de haine des homosexuels par les manifestants, les propos ahurissants qu'ils ont pu tenir :
"La maladie le situe dans le temps, sur un plan que je ne peux pas atteindre. Peut-être que tous mes efforts consistent justement à comprendre son regard, à traverser ses différents états d'esprit. Pour lui, ce qui se passe n'a pas, n'a plus d'importance. Son regard est courbé, concentré à un autre niveau. Cependant, les mots sont devenus mous et imprécis. Leur utilisation mensongère et leur fausse disponibilité me paraissent si graves que je les considère comme des outils très dangereux. La négligence qui les maltraite ou la malveillance qui les instrumentalise obligent à les reprendre en main." (p.78)
Un court récit, très beau, très lent où les moments de doute alternent avec les souvenirs de la rencontre des deux homes et de leurs vacances ou virées mais aussi avec les paysages parisiens et italiens (ils se sont rencontrés à Pise), les questionnements, les conséquences de la maladie sur le corps et l'esprit. Délicat. Élégant. Pudique.
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