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Mary Lohan, la cinquantaine, rousse aux yeux foncés, embarque sur un vol New York – Buenos Aires. Elle retourne dans son pays natal vingt ans après l'avoir quitté, après avoir fui un drame qui, faute d'une chance minuscule, n'a pas pu être évité, et dont elle est responsable.
A l'époque, Mary s'appelait Marilé Lauría, était blonde aux yeux bleus et vivait dans une banlieue huppée de Buenos Aires, fréquentant des familles dont les enfants sont inscrits à St-Peter, collège chic et privé.
Aujourd'hui, c'est précisément à St-Peter que Mary est envoyée, pour une mission professionnelle qu'elle n'a pas vraiment cherchée, mais pas vraiment évitée non plus. Chance ou malchance minuscule, elle l'ignore encore. Ce qu'elle sait, c'est qu'elle est anxieuse, désirant et redoutant à la fois d'être reconnue malgré sa nouvelle apparence et ses lentilles de contact colorées. Elle craint, en même temps qu'elle souhaite, de croiser un homme en particulier, d'être obligée ou d'avoir envie de lui rendre des comptes.
Peu à peu, Mary/Marilé raconte son histoire, sa jeunesse, son mariage, sa vie paisible et vaguement ennuyeuse, jusqu'à la tragédie qu'elle a provoquée involontairement. Victimes et "coupable" vivant dans le même microcosme, l'atmosphère devient rapidement irrespirable pour Marilé, ostracisée par son entourage et son mari, tous odieux et hypocrites. Elle ne reçoit aucun appui, elle est seule au monde, ou presque. Mais s'il n'y avait que ça, elle pourrait le supporter. Mais sa seule présence risque de causer la souffrance de quelqu'un d'autre, alors elle part, brisée. Et si elle ne rompt pas tout à fait et revient à Buenos Aires aujourd'hui, c'est parce que dans sa fuite à l'époque, elle a pu compter sur la gentillesse d'un inconnu, rencontré par la grâce d'une chance minuscule.
Et si elle ne s'était pas mariée, et si elle avait acheté une nouvelle voiture, et si le collège, et si la récompense, et si quelques minutes de retard, et si, et si...
Les causes, les conséquences, leur enchaînement sans fin: avec des si, l'éventail des vies à vivre et des histoires à raconter est infini. Mais il y a toujours un choix à faire ou ne pas faire, qui condamne les autres possibilités, pour le meilleur ou le pire, mieux vaut peut-être ne pas savoir. Se retourner sur le passé ne le changera pas, mais il n'est peut-être jamais trop tard pour essayer de (se) réparer. C'est ce que Mary va tenter de faire, et au final peu importe qu'elle agisse consciemment ou poussée dans le dos par le destin.
Le hasard, la chance, la culpabilité et la résilience sont les thèmes de ce roman, avec en creux une critique de la riche bourgeoisie de Buenos Aires, comme dans "A toi" et "Les veuves du jeudi", précédents romans de C. Piñeiro. Mais ce roman-ci n'a rien de joyeux, il n'est que drame et douleur, n'empêche qu'il est magnifiquement écrit, sa construction chronologique parfaitement maîtrisée, et l'anecdote récurrente du train, chaque fois plus complète, est une trouvaille ingénieuse, qui installe un suspense de mauvais augure.
Il se dégage beaucoup d'émotion et de sensibilité de ce roman majuscule, quelle chance (pas minuscule) de l'avoir lu.
Même si je n’y suis jamais allé, je sais que l’Argentine est un beau pays, le plus européen des pays d’Amérique du Sud. Argentina, de l’italien argentine, « argent », comme pour souligner les malheurs du pays, miné par ses difficultés financières qui affament les plus pauvres et ruinent la classe moyenne tandis que les vrais riches continuent de festoyer. De Peron et son Evita si romantique (Don’t cry for me, Argentina) au couple Kirchner (Madame succédant à Monsieur à la tête du pays) en passant par les sinistres généraux dont la bêtise (s’attaquer à l’Angleterre de Maggie Thatcher sans en avoir les moyens) égalait presque la méchanceté (les Mères de la place de Mai), l’Argentine de ces cinquante dernières années reste le plus beau cas d’école de la faillite d’un état qui avait tout pour y échapper et du malheur subit par son peuple. Perpétuellement sous perfusion et donc sous tutelle du FMI, la vie quotidienne argentine reste suspendue au taux de change dollar-peso, au taux d’inflation et à un chômage endémique. Rassurez-vous, le roman de Claudia Pineiro n’est pas un traité d’économie. Mais si les difficultés financières du pays ne sont que le petit bruit de fond de son histoire, il n’est pas inutile de les avoir à l’esprit pour mieux appréhender la psychologie de ses personnages. Les entrefilets économico-politico-financiers qui jalonnent son récit en portent témoignage.
Claudia Pineiro nous invite dans l’Argentine à l’abri, celle qui ne manque pas d’argent, celle qui, au début du roman, voit même avec plaisir la crise financière pousser à la hausse les prix de l’immobilier qu’elle possède. Bourgeois aisés, couples glamour, parents attentionnés, ils vivent dans leur magnifique « country » clôturé et gardé vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Ils jouissent du calme et de la beauté du golf inclus dans leur domaine, si près et si loin du monde réel, à quelques pas de Buenos Aires, mais isolés de son bruit, de sa saleté, de sa pauvreté et de son insécurité. La finesse de la critique sociale (analyse des rapports dominants-dominés entre les maîtresses de maison et leurs domestiques, stéréotype de la famille idéale, isolation sociologique et physique des riches tentant de se constituer un havre de prospérité et de sécurité dans un pays en déroute financière où la précarité et la misère croissent aussi vite que la délinquance) est remarquable, tandis que l’intrigue, riche et complexe, fait lentement monter la tension. A l’intérieur de ce microcosme privilégié et protégé les masques vont peu à peu tomber : les amis n’en sont plus vraiment, les couples chancellent, les faibles et les différents sont rejetés, les situations florissantes périclitent, l’argent qui coulait abondamment se fait plus rare et plus dur à gagner. Certains n’hésitent pas à se salir les mains pour continuer à se remplir les poches, tandis que d’autres se réfugient dans le déni et la fuite en avant …
Les apparences commandent, chacun se devant de maintenir à tout prix ce niveau de vie privilégié fait de domestiques dociles, de jardins immaculés, de maisons luxueuses, de voyages choisis, d’écoles privées. L’allégorie est brillante car surgit en filigrane derrière le besoin de paraître et la vanité des personnages, tout le problème de l’Argentine qui vit au-dessus de ses moyens depuis tellement longtemps. C’est formidablement bien observé et restitué sans nuire à l’intrigue. Claudia Pineiro a beaucoup de talent et un style que j’avais déjà apprécié dans Bettibou. Je suis désormais un de ses afficionados.
Pour terminer en beauté, illustrons le propos avec ce petit dialogue, écologiquement correct, entre deux « housewifes » dont l’une seulement est désespérée, autour d’un dilemme cornélien entre ray-grass et silicone :
« Teresa sortit de sa poche une bobine de fil de couleur ocre et, avec le concours de Lala, elle attacha la plante. "C'est du fil de sisal recyclé ; ne laisse jamais personne utiliser dans ton jardin autre chose que du matériel biodégradable." Lala l'aida à nouer l'attache du papyrus. "Tu t'imagines, les siècles passent, nous aussi, et le plastique, lui, il reste là. En parlant de plastique, tu ne devais pas te refaire les nichons cette année ?" "Oui, mais je vais attendre un peu que Martin soit moins obsédé par le fric, sinon il va me faire une crise de nerfs." "Attends pour la silicone, mais pas pour la pelouse. D'ici quelques mois, il aura retrouvé du boulot et, dans ton parc, ce sera la misère."
Inès vit à Buenos-aires avec Ernesto son mari et leur fille Laura qui termine le lycée.
Un jour, cherchant un stylo dans la serviette de son mari, Inès y découvre un papier portant un cœur dessiné au rouge à lèvres, transpercé d'une flèche et portant la mention "A toi" ! ...
Au premier coup de fil suspect qu'elle intercepte, elle décide de suivre Ernesto à son rendez-vous secret où elle assiste au décès accidentel de la secrétaire de ce dernier ...
Voulant à tout prix le protéger et le conserver, elle décide de l'aider - sans le dire - à cacher les preuves qui pourraient l'accabler ...
Sauf qu'au fil d'un récit précis et assez drôle, Claudia Piñeiro nous dévoile la vie cachée d'Ernesto, les aveuglements d'Inès et le drame de Laura, dont la vie est totalement ignorée par ses parents !
Un portrait acerbe de cette famille de la classe moyenne argentine, un roman passionnant qui m'a donné envie de dénicher les autres romans de cet auteur (tous parus chez Actes Sud)
Bétibou ou Betty Boop ? Une star de cartoon, de quatre-vingt ans, toujours en haut de l’affiche sans avoir pris une ride ou une écrivaine à succès dont les cinquante-quatre ans commencent à se voir tandis que le succès s’en est allé ? La première, c’est Betty Boop, la seconde c’est Nurit Iscar, alias Bétibou, ainsi surnommée en référence à ses bouclettes. De Betty Boop, vous saurez tout, de sa naissance en 1930, de son inspiratrice, la chanteuse Helen Kane (I Wanna Be Loved by You, repris plus tard par Marilyn Monroe et tant d’autres) ou du mouvement des « flappers » dont elle reste le symbole. De Bétibou, vous suivrez les chroniques qu’elle rédige pour le journal qui a eu la bonne idée de l’envoyer sur les lieux d’un décès suspect survenu dans une résidence ultra-sécurisée afin de maintenir l’intérêt des lecteurs selon la bonne vieille règle médiatique qui veut que ce n’est pas parce qu’on ne sait rien qu’il ne faut pas le faire savoir. Associée à un journaliste débutant et à un vieux routier, genre (pour rester dans l’univers d’Hollywood) de Bogart avec du ventre, mais aussi du coffre, de l’expérience et du talent, elle va mener l’enquête que la police semble négliger.
Vous êtes un peu fatigué(es) des polars nordiques, des flics déprimés, des tueurs sadiques ou des thrillers sanglants ? Vous hésitez à vous plonger dans la « littérature » parce que vous aimez qu’il y ait du suspens et une intrigue ? Bétibou est le type de roman qu’il vous faut, à la croisée des chemins entre le roman policier et le roman de caractères.
J’adore l’ambiance, les personnages, le ton souvent narquois, toujours détaché, et cette façon qu’a le narrateur de passer d’un personnage à un autre, d’un lieu à un autre en un instant. J’avoue, parvenu aux trois quarts du roman, que je me moque complètement de savoir qui a tué et pourquoi le dénommé Chazaretta. S’est-il tranché ou s’est-il fait trancher la gorge ? Etait-il l’assassin de sa femme, morte trois ans plus tôt dans des circonstances similaires ? Peu me chaut, tant j’ai apprécié les réflexions toujours profondes, souvent drôles*, sur la solitude, les angoisses d’une femme de cinquante ans, la retraite qui approche (adopter un chien ou pas), le succès littéraire qui vous quitte ; sur les riches, la puissance de leur argent, leurs domestiques et leurs résidences « sécurisées » ; sur la presse autocensurée et ses journalistes qui ne sont plus que des relayeurs d’informations circulant sur internet ; sur le talent qui dérange et qu’on placardise ; sur l’amour enfin, auquel il est si difficile de renoncer. Bien sûr que vous saurez ce qui est arrivé à Chazaretta mais le véritable suspens concerne la réponse à la question finale de cet extrait :
« Tout à l'heure, en allant se coucher, il va se fumer un joint et regarder ce DVD, peu importe à quelle il s'endormira. Avec, en guise de berceuse, Betty Boop lui chantant Boop, Boop be Doop. Aura-t-il un jour le courage de dire à Nurit que c'est lui qui l'a baptisée Bétibou ? Lui racontera-t-il que, dans son bureau, il avait collé sa photo qui avait été publiée dans la revue du journal à la sortie de Mourir à petit feu, son roman préféré ? Lui racontera-t-il que Rinaldi s'est juste contenté de le copier ? Racontera-t-il un jour à Nurit Iscar, à Bétibou, qu'il est tombé amoureux d'elle à distance - comme on peut tomber amoureux d'une actrice de cinéma-, et pas seulement de ses bouclettes mais aussi de l'esprit qui inventait ces histoires, qui choisissait ces mots, qui créait ces personnages ? Non, il ne pense pas trouver un jour le courage de le lui dire. »
Un roman étonnant, différent, passionnant, qui donne envie de faire route avec Claudia Pineiro.
Personnellement, je vais me précipiter sur Les Veuves du Jeudi.
* "Vous vous rendez un peu compte ou pas ? demanda Paula. De quoi ? Qu'il y a encore peu de temps, les hommes avec qui nous sortions avaient jusque là des problèmes de distension des ligaments de ménisque, allez, une appendicite à tout casser. La prostate, c'est le début de la fin, lui dit Carmen."
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