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"Le Bazar de la Charité" : le dernier mot reviendra à Gaëlle Nohant - interview et explications

La série événement de TF1 rappelle forcément le roman "La part des flammes", qu'on a tous aimé en 2015

"Le Bazar de la Charité" : le dernier mot reviendra à Gaëlle Nohant - interview et explications

Avant même sa diffusion, la série-événement de TF1, Le Bazar de la charité, a fait le tour des réseaux sociaux. D’abord parce que c’est ce qu’on appelle un « gros coup » pour la chaîne avec un accord de diffusion inédit avec Netflix à travers le monde.
Mais si on parle beaucoup de cette série chez les grands lecteurs, c’est aussi parce qu’elle rappelle un roman qu’on a tous aimé en 2015 au moment de sa sortie aux éditions Héloïse d’Ormesson, La Part des flammes de Gaëlle Nohant.

L’actualité télévisuelle est ainsi l’occasion de se replonger dans le livre, avec la richesse, la singularité et la liberté que la littérature permet, mais aussi le privilège de faire le voyage avec Gaëlle Nohant qui a accepté de nous emmener au cœur de son enquête autour de ce fait-divers.

 

- L’incendie du Bazar de la charité est à la fois un fait-divers connu mais parfaitement oublié, comment l’avez-vous exhumé ?

Au mois d’août 2004, j’attendais ma fille qui ne se décidait pas à naître, et tous les jours je lisais Libé de A à Z au café du coin. Ils avaient une chronique estivale, « Les Faits-divers d’époque ». Un jour, elle parlait de l’incendie du Bazar de la Charité. Je me suis dit tout de suite qu’il y avait un roman à écrire à partir de cet incendie. Parce que c’était un fait-divers féminin, et que l’image de toutes ces femmes brûlées alors qu’elles exerçaient la charité s’était tout de suite gravée dans mon esprit, pour n’en plus sortir.

J’avais envie de comprendre qui elles étaient, pourquoi elles étaient mortes dans ces circonstances, etc. Ma deuxième pensée a été : « Ça va être un boulot colossal, je n’ai pas le courage de me lancer dans un chantier pareil. » Mais cette idée était tenace, elle ne m’a pas lâchée. Il a bien fallu m’y mettre !

 

- Il vous a fallu faire une enquête, quel en a été le processus ?

J’ai d’abord cherché tout ce que je pouvais trouver sur internet. Je suis bien sûr tombée sur la rumeur selon laquelle les hommes du monde s’étaient mal conduits pendant l’incendie. Qui m’intriguait, réclamait une enquête à elle seule. Et puis j’ai appris que tant d’aristocrates y étaient mortes qu’on n’avait pas vu ça depuis la Terreur.

J’ai commencé mes recherches là, à l’époque de la Terreur. Parce qu’un aristocrate de 1897 a grandi avec les histoires de la Terreur, ses souvenirs et ses silences. Et que le Bazar de la Charité ressemble au naufrage du Titanic : des gens qui étaient intouchables y meurent brutalement, et leurs dépouilles sont livrées en pâture au grand public, à travers la presse qui s’en régale.

Et puis je suis allée assez vite à la BNF, et j’ai découvert qu’il y avait énormément d’archives, notamment de la presse qui a abondamment couvert le fait divers. Et comme je vivais à l’époque très loin de Paris, Gallica est devenue ma caverne d’Ali Baba. Entre 2004 et 2011 (année où j’ai fini d’écrire le roman), j’ai pu télécharger gratuitement des dizaines et des dizaines de livres et de documents, que ce soit sur l’incendie lui-même ou sur le traitement des grands brûlés, les sapeurs-pompiers, l’hystérie, les règles de bienséance de l’époque, l’aristocratie, les règles du duel… Au fur et à mesure que mon histoire prenait forme, j’allais chercher ce dont j’avais besoin pour la nourrir. J’ai passé 2 ans rien que sur l’incendie.

Ce qui m’a frappée tout de suite, c’est que s’il a été extrêmement rapide (moins de 15 minutes entre la première flamme et l’écroulement de la structure du Bazar de la Charité), il s’y est passé quantité de choses passionnantes (que ce soit dans le hangar lui-même, sur le terrain vague attenant ou autour, dans la rue Jean Goujon, sur les toits, etc). Je voulais qu’on ait le sentiment d’y être physiquement, qu’on le vive vraiment, au plus près de ce que ça a pu être. J’ai aussi enquêté particulièrement sur cette histoire d’hommes du monde piétinant les femmes pour sortir, et sur la duchesse d’Alençon. Pour comprendre ce qui lui était arrivé, ce qui s’était joué pour elle dans l’incendie.

 

- La fiction s’en mêle ensuite, à travers les itinéraires croisés de trois personnages. Comment les avez-vous construits ?

Au départ, je suis partie de deux personnages féminins dont la vie serait à jamais bouleversée par ce feu : l’une aurait une trajectoire ascendante, de résilience et de liberté grandissante (Violaine de Raezal), l’autre une trajectoire descendante et traumatique (Constance d’Estingel). Mais avant de commencer à écrire, je ne connais pas mes personnages. Dès les premières pages, je me suis attachée à cette petite Constance et j’ai espéré que j’arriverais à la sauver du sombre destin que je lui avais imaginé. Ce n’était pas sûr, car elle ne m’y aidait pas, et me donnait du fil à retordre !

C’est en découvrant la vie incroyablement romanesque de la duchesse d’Alençon, à travers une biographie de Dominique Paoli, que j’ai eu envie de lui donner une place centrale dans ce roman. Elle est le fantôme du livre, le trait d’union, et elle symbolise parfaitement le déchirement de la femme de la fin du XIXème siècle : incapable de se conformer au modèle qu’on lui propose, ce qui engendre des tourments somatiques, psychologiques, moraux… Il y a donc eu dès le début de l’écriture ces 3 héroïnes que l’incendie va révéler à elles-mêmes, et qu’il va précipiter hors d’un destin fermé.

 

- Que souhaitiez-vous raconter en vous plongeant dans cet épisode de l’histoire de Paris ?

J’ai senti tout de suite que cette histoire m’entraînerait du côté de la condition féminine et de mon propre héritage. Mon arrière-grand-mère, qui a inspiré le personnage de Constance, avait refusé le bonheur par peur de son propre désir et de son cœur. Elle était culpabilisée en permanence par une religion catholique trempée dans le jansénisme.

Et puis à la BNF, je suis tombée sur un livre extraordinaire : Les idoles de la Perversité, une thèse sur l’image de la femme dans les arts à la fin du XIXème siècle. Ses constats, étayés par de très nombreux exemples pris dans la peinture, littérature, le théâtre etc., sont implacables. Un choc, paru en 1992 et écrit par un homme : Bram Djikstra (traduit par Josée Kamoun). Là, j’ai compris que ces femmes, auxquelles on retire toutes les libertés qu’elles avaient conquises les siècles précédents, pour les réduire au rôle d’ « anges du foyer » vouées à se sacrifier pour le salut de l’homme, étaient mon vrai sujet. Leur lutte interne pour coller au modèle proposé par la société patriarcale, et leur impossibilité d’y parvenir. De cette lutte pouvait naître une forme de liberté qu’elles n’avaient pas envisagée au départ. D’autant que l’incendie abîme leur beauté, qui est une de leurs seules valeurs marchandes, avec l’argent et les titres nobiliaires. Que va-t-il leur rester ? En même temps, frôler la mort réveille un instinct de vie très puissant, qui leur donne des forces qu’elles ignoraient abriter.

 

- Le livre a mis du temps, curieusement, à trouver son éditeur mais il a été un succès quasiment avant sa sortie il y a bientôt 5 ans...

Oui, ce roman a traversé un désert entre l’année où je l’ai imaginé, 2004, et sa sortie début octobre 2014. Il a été refusé par Robert Laffont, mon premier éditeur, et il est resté très longtemps dans un tiroir, avant d’en sortir grâce à Tatiana de Rosnay, puis à Héloïse d’Ormesson. Le succès de ce roman m’échappe en grande partie, il est merveilleux et mystérieux à la fois. Je n’aurais jamais pu imaginer qu’une histoire de dames patronnesses brûlées dans une vente de charité recueillerait un tel succès.

 

- Comment expliquez-vous le phénomène ?

Je crois qu’il y a dans cette histoire, même si je n’ai pas cherché à le faire consciemment, quelque chose d’universel sur la condition féminine qui touche beaucoup de lectrices, quels que soient leur âge, leur histoire, leur milieu… Et puis j’ai écrit ce roman alors que je me trouvais dans une impasse personnelle. Ma solitude était immense. Dans le roman, tous les personnages sont seuls, et l’enjeu était de créer des solidarités, de l’espoir, de la vie.

Y arriver dans le roman m’a permis d’y arriver dans ma propre vie. Il a bouleversé mon existence et m’a permis de conquérir ma liberté. Peut-être que c’est contagieux, tout simplement !

 

- TF1 vient de produire une série intitulée Le Bazar de la charité qui raconte la même histoire, mais qui n’est pas adaptée de votre livre. Vous qui connaissez le sujet par cœur, quel sentiment vous inspire le parti-pris de la série ?

Même si la série traite des mêmes sujets que mon roman (le fait divers, ses conséquences politiques et sociales, la condition féminine), son traitement est très différent du mien. Par exemple, ils ont pris le parti d’écrire des dialogues modernes pour des personnages de 1897. J’ai au contraire décidé dès le départ d’écrire le roman dans une langue adaptée de celle du XIXème. Parce que je tenais à restituer une psychologie de l’époque qui passe aussi, et d’abord, par la manière dont ces gens pensent et s’expriment. Quand ils s’adressent à quelqu’un, ils le font depuis leur position sociale, leur titre, leur cercle, et tiennent compte de la situation sociale de leur interlocuteur, qu’il soit un roturier, un bourgeois ou un aristocrate.

 

D’autre part, la série développe une certaine vision de la misogynie de l’époque : un mari de la haute société violente physiquement sa femme, les hommes piétinent les femmes pour s’enfuir et les jettent dans la fournaise… J’ai enquêté longtemps sur ce point particulier, et comme les quotidiens qui ont enquêté sur la rumeur en 1897, je n’en ai trouvé aucun exemple concret dans les témoignages. Je pense que cette rumeur est peu fondée. S’il y a eu des hommes qui ont bousculé les femmes pour sortir, ils ont été rares et cela s’explique aussi par la rapidité extrême de l’incendie, qui a entraîné des réactions de survie animale. Dans mon roman, je la mets en scène sous la forme d’une erreur judiciaire : Lazlo est faussement accusé d’avoir piétiné les femmes au Bazar (ce qui est arrivé à Robert de Montesquiou, qui a dû se battre en duel pour laver son honneur alors qu’il n’était même pas allé au Bazar). J’ai surtout trouvé des exemples d’hommes chevaleresques se portant au secours des victimes, et pas seulement parmi les ouvriers ou artisans qui travaillaient autour.

 

La misogynie de la fin du XIXème siècle est plus subtile et plus sournoise que ça : elle fait de la femme une éternelle petite fille qu’il faut protéger de la vie et d’elle-même. C’est « pour son bien » qu’on lui retire toute liberté, qu’on la surveille et la contrôle du berceau à la tombe. Il ne faut pas oublier que Charcot est passé par là, et toute la médecine, qui prétend démontrer que la femme est inférieure à l’homme dans son corps et dans son esprit, faible, vulnérable au péché et sujette à la folie. Un danger pour elle-même, en somme. C’est au nom de la même science, à la même époque, qu’on démontre l’infériorité de certaines races…

 

- Bon nombre de blogueurs, de journalistes et d’écrivains se sont émus des ressemblances entre la série et votre livre. Qu’en pensez-vous, à titre personnel ?

Je me suis étonnée et irritée publiquement d’y retrouver la trame narrative de mon roman : Trois héroïnes dont l’incendie bouleverse la vie, que le feu révèle à elles-mêmes, et qui vont y gagner une liberté qu’elles n’auraient pu conquérir sans lui. Car si je n’avais aucun moyen de savoir qu’il existait un projet de série avant l’hiver 2018, où une éditrice me l’a appris (elle pensait d’ailleurs que c’était l’adaptation de mon roman), les scénaristes et producteurs ne pouvaient ignorer qu’il y avait eu un roman à succès, paru début octobre 2014 chez France Loisirs puis en mars 2015 chez EHO, bâti sur cette trame précise et singulière. Cela pose a minima un problème de morale et d’éthique... Et même si à partir de cette trame, les histoires développées sont différentes des miennes, ça entretient une confusion chez mes lecteurs, qui sont persuadés que c’est une adaptation.

D’autre part, dans les deux premiers épisodes que j’ai vus et qui traitent de l’incendie, la série évacue la question religieuse de ce fait-divers. Or elle me semble centrale. Le Bazar de la charité n’est pas seulement un grand événement mondain. La charité, à l’époque, repose sur la bonne volonté des dames patronnesses et sur des fonds privés. C’est très concret, et la charité de ces dames prend sa source dans leur foi chrétienne. C’est en accomplissant ce que la religion catholique leur enjoint de faire qu’elles vont mourir. À l’époque, la presse dans son ensemble salue le sacrifice de toutes ces « Jeanne d’Arc ». En périssant dans les flammes, elles accomplissent leur mission, qui est de se sacrifier pour le salut des hommes. » Il y a une sorte de consensus à ce sujet, notamment dans les journaux.

Propos recueillis par Karine Papillaud

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