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Il était chic, dans la première moitié du XXe siècle, de mentionner sur sa carte de visite "abonné au gaz", en signe de modernité et d'aisance financière.
Instrument merveilleux, le compteur était alors un rêve, devenu un siècle plus tard, sous la plume de Cardon, cauchemar universel. Big Brother ne nous observe plus, il calcule notre consommation. Nous voici autonomes, comme de modernes scaphandriers, libres d'emporter toujours et partout notre esclavage greffé sur les omoplates. Et c'est ainsi que le capitalisme, non content de nous faire une tête au carré, nous fait un cube dans le dos.
Admirables, les parents font leur devoir et avertissent leur enfant : "L'air ne doit pas être dépensé pour des bêtises comme respirer des fleurs ou monter l'escalier quatre à quatre". Même le père est suspect, pour ne pas avoir assez consommé. La mère veille à la régulation. Il est vrai qu'en ce début de XXIe siècle l'air que nous respirons reste gratuit, ce qui constitue un véritable scandale, eu égard aux lois économiques les plus sacrées.
Dès 1973, dans cette "véridique histoire", Cardon, qui ne manque pas d'air, racontait cette contre-utopie : une humanité bossue, l'échine appareillée d'une monstrueuse prothèse et connectée au Grand Réseau. Dans ces rafales de traits gris, ces paysages d'où tout espoir est banni, ces personnages peu individualisés, zombies taiseux et anonymes - ici pas de "bulles", mais des "cartons" comme au cinéma muet ! -, dans ces appartements au mobilier minimal, cette banlieue ouvrière tirée au cordeau, les courbes et les volutes sont un luxe de quartier riche.
Rien de baroque dans ces briques et ces pavés ! Créateur d'horizons dévastés et de "lignes de fuite" qui ne s'enfuient nulle part, Jacques-Armand Cardon dessine chaque semaine dans Le Canard enchaîné depuis un demi-siècle. Combien de dessins au compteur ? Il doit s'adapter au format réduit des colonnes, manquant souvent d'air dans l'atmosphère embourgeoisée du journalisme parisien. Né en 1936, l'année du Front populaire, nourri de slogans et de bon lait ouvrier, embauché éphémère à l'arsenal de Lorient, Cardon est un amoureux déçu des lendemains qui chantent et de la classe ouvrière qui déchante.
Quand on regarde ses dessins, on entend le bruit des bulldozers et de toutes les machines à uniformiser, araser, calibrer, formater. Heureusement, comme le dit un personnage de ce formidable album : "Rien ne fait consommer d'air comme de rire".
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