"On n'est pas dans le futurisme, mais dans un drame bourgeois ou un thriller atmosphérique"
Le silence est ma langue natale publié aux Editions La Croisée m'a ouvert des horizons dont j'ignorais tout. Première chose, que l'Érythrée fut une colonie italienne. Qu'elle était rattachée à l'Ethiopie avant de connaître son indépendance, après une guerre, en 1993. Que le pays est actuellement déchiré par des guerres civiles, qui ont causé un exode massif de sa population. Notamment vers le Soudan, où ces camps ont poussé comme des champignons pour héberger ces exilés fuyant un pays qui se farcit le même président depuis son indépendance. Sulaiman Addonia nous emmène au coeur même de l'un de ces camps, par là même où il a passé quelques années de sa vie.
C'est un univers qui m'est peu familier, peuplé d'autant d'ethnies, de cultures et d'histoires qui me sont inconnues, en premier lieu celles de l'Erythrée, que j'ai appris à connaître à travers l'histoire de Saba et de son frère Hagos. Deux jeunes gens réfugiés au Soudan, dans un camp géré par les braves hommes blancs, qui logent dans une case aux côtés de leur mère. le roman débute en grande pompe avec un simulacre de procès, dans cette micro société reconstituée dans ce camp, qui met en son coeur Saba, jeune fille de dix-sept ans. Où l'on se rend compte que cette vie en camp dans une proximité importune et invasive possède ses propres codes, ceux-là même qui régissait la vie en Erythrée, mais de façon plus condensée, qu'elle peut être étouffante et humiliante et qu'elle n'offre aucune solution pérenne, seul un abri transitoire. Un endroit où les rêves – ceux de Saba en particulier – sont figés, pétrifiés dans un temps qui s'est arrêté, pris en étaux entre l'impossibilité d'avancer, et l'impossibilité de revenir en arrière, du moins avant la fin d'une guerre dont ils ne voient plus la fin. Il n'y a guère de place pour ces réfugiés dans ce Soudan qui les abrite le temps de quelques mois, voire quelques années.
Le rêve de Saba, celui de devenir médecin, a été brisé net par l'abandon d'une vie ou elle avait sa propre chambre, qui lui donnait une éducation. Son seul réconfort, c'est ce frère muet qui l'accompagne, Hagos, dont la proximité avec sa soeur soulève bien des questions. le duo quasiment gémellaire qu'ils forment est la pierre angulaire de ce récit, qui parle du silence, acquis de naissance, inné par ce rôle héréditaire et ancestrale de la femme qui doit obéir et se taire. le silence est la langue natale d'Hagos, qui tient son mutisme depuis sa naissance, et celle de Saba, jeune fille, dont on étouffe la voix. Saba porte la voix, en sourdine, de toutes ces femmes à qui on a volé la parole, sous le joug d'un paternalisme oppresseur, de traditions séculaires où la violence exercée sur les femmes était la norme : mutilation, test de virginité…
Je me suis surprise à plusieurs fois à lire et relire cette langue très poétique et délicate, ce style qui à chaque fois met dans le mille, qui a le don d'énoncer des réalités qui vont pourtant de soi, mais qui ont du mal à rentrer dans les moeurs. Une langue qui embrasse le silence de Saba et Hagos, la béance de cette impossibilité et cette interdiction à s'exprimer, un texte qui ne contient donc peu de discours directe dans la logique des choses. Un texte, une langue qui mettent le silence en mots, un peu dans l'esprit du dernier cliché de la collaboration d'astronomes EHT : capturer en photo le disque d'accrétion qui entoure le trou noir de notre galaxie forcément invisible pour donner une image de ce trou noir. Les youyous tonitruants solennisent ce texte, les commérages des uns, des autres, l'autorité d'une sage-femme qui dans le pouvoir que lui donne sa position franchit depuis longtemps les frontières de la sagesse, les cris des enfants, les camions du ravitaillement, les chansons ici et là, tout ce qui constitue le « vacarme » du camp : c'est un bel exercice que celui de Sulaiman Addonia. Et toutes ces langues qui coexistent, le surprenant italien des restes de sa colonisation, tout comme l'anglais que Saba apprend, ou l'arabe du Soudan, le tigrina, langue officielle de l'Erythrée, et autres dialectes des différents groupes ethniques. de cette polyphonie ambiante et assourdissante, il n'y a véritablement que le langage de Saba et Hagos, leur aphonie, qui s'exprime.
Par son parcours de vie, l'auteur a pu assister aux violences infligées aux femmes (sa mère fut femme à tout faire en Arabie Saoudite.) et le silence est ma langue natale est sans aucun doute sa façon à lui d'aborder sa condition. Ou les femmes sont elles-mêmes leurs propres ennemis, les touchers vaginaux brutaux et à répétition pour vérifier la pureté d'une jeune fille, les excisions encore en cours sont le pendant physique de la violence psychologique qui consiste à museler la volonté, la parole de la femme.
C'eût été dommage de passer à côté du roman de Sulaiman Addonia. Il conclut son récit avec des remerciements dans lesquels il évoque vaguement son passé qui reste collé à lui comme une seconde peau. L'auteur l'a déclaré à l'Eritrean Lowland Leauge, on ne cesse jamais vraiment d'être un réfugié : qu'un exilé érythréen se soit réfugié au Soudan ou en Angleterre, ce roman ne cesse de rappeler cette mise en marge d'une population qui ne trouve sa place nulle part. le déracinement est devenu leur véritable nationalité.
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