"On n'est pas dans le futurisme, mais dans un drame bourgeois ou un thriller atmosphérique"
Si la mention du nom d’Auschwitz ne manquera pas d’exhumer les images et récits les plus terribles qui soient, le nom de Jozsef Debreczeni, de son vrai nom József Bruner, est quant à lui passé sous silence dans l’histoire de la Shoah. Et c’est grâce à cette toute récente première traduction en français que l’on doit à Clara Royer et à sa publication pour laquelle on remercie les Editions Stock que l’on découvre l’auteur de langue hongroise, de nationalité, et ses douze mois de torture dans les Läger – je reprends le mot germanophone non traduit – dont il est miraculeusement sorti – à peine – vivant. C’est un récit dont nous devons la traduction et la publication à Alexander Bruner, son neveu, dont on trouve une note en postface car les parents ainsi que, Lenka, la femme de l’auteur ne sont jamais revenus des camps. Un récit que l’on peut lire aujourd’hui en ce mois de septembre 2024 grâce également à Paul Olchvary, le traducteur en langue anglaise et Marc Koranlnik, agent littéraire de Liepman AG qui l’a présenté à la foire de Francfort en octobre 2023. Du tout récent, donc. Et ce n’est pas fini puisque d’ici 2025, il est prévu que le récit soit publié dans 16 langues en tout.
Jozsef Debreczeni était journaliste, traducteur et écrivain, né à Budapest, il a fini sa vie à Belgrade. Demis de ses fonctions de journaliste en 1944 parce que juif, il fut envoyé à Auschwitz au mois de mai de la même année. C’est précisément lors du convoyage que commence son récit, entassé dans les wagons de l’épouvantable train, où les gens portent encore sur eux les dernières traces du confort du quotidien, qui va bientôt se transformer en un souvenir brumeux de ce paradis désormais perdu. Le tout début pour lui du long chemin de la perte, pour ses bourreaux, de son statut d’être humain, à quelques pas à peine d’une mort lente et pénible. 1re étape : camp d’internement de Backa Topola.
Le récit de József Debreczeni donne d’abord à voir le fonctionnement du système concentrationnaire, et la perversité mise en place qui ne s’arrête pas à la domination barbares des petits chefs nazis. Le système prend forme dans chacun des wagons, comme une première ébauche du système tortionnaire qui les attend, rendu d’autant plus tendu que l’autorité est dévolue à l’un des prisonniers de chaque wagon, de quoi attiser encore davantage la méfiance entre déportés. Et c’est exactement la même chose qui se passe dans les camps : chaque block est supervisé par l’un d’entre eux, qui non content de se retourner contre les siens, est pris d’une joie certaine à exercer la mince couche de pouvoir qu’on lui accorde. Diviser pour mieux régner, les nazis l’ont compris, c’est encore ce qu’il y a de mieux pour anéantir une population.
Comme le décrit la traductrice Clara Royer en introduction, l’univers concentrationnaire propre à József Debreczeni réside dans l’utilisation du vocabulaire spécifique, revient incessamment, Häftlinge pour designer les prisonniers, le kapo, le Lagerälteste, comme si la langue originelle était l’ambre dans laquelle l’horreur des camps était définitivement figée. Comme si la traduction en prisonnier, le camps ou le chef, l’équivalent en français, allait enlever toute une dimension d’horreur que sous-tend l’allemand originel décrié dans les camps à longueur de journée sans fin.
De quignons de pain rassis aux soupes de plus en plus claires et infâmes, l’obsession naturelle de la nourriture est constante à mesure que les corps se font de plus en plus décharnés : on touche au fond de ce que l’être humain peut subir, on suit sa déliquescence au gramme près. Le crématorium froid, c’est le récit de tous ceux qui ont échappé au four crématoire, que l’on pourrait par antinomie qualifier vulgairement de crematorium chaud, et qui meurent à petit feu sous l’effet de la malnutrition, de l’absence d’hygiène et des maladies qui en découlent ainsi que des nombreuses heures de labeur qui finissent d’anéantir la santé des prisonniers. La mémoire du survivant qui restitue ce récit écrit a posteriori est avant tout sensorielle, celle de la chaire meurtrie au plus profond d’elle-même, d’un esprit qui ne sera plus jamais le même, elle est étonnamment riche en détails, on décerne la volonté de rendre aux hommes « sacs d’os » leur identité propre, à commencer par lui-même, dissimulée derrière des matricules à 4, 5 ou 6 chiffres anonymes qui les parquent comme du bétail.
On pensait après Primo Levi, après Imre Kertész, et bien d’autres, avoir lu le pire, avoir fait le tour de la psyché de l’homme, dépourvu de tout, des moindres particules de force, de volonté, d’espoir, on est encore surpris d’atteindre des niveaux de désespoir, de toucher la frontière psychologique qui entraînera l’homme vers sa mort. Cela reste délicat de s’exprimer sur un récit aussi sensible, car les mots restent insuffisants pour rendre correctement l’ignominie et l’inhumanité atteintes. (...)
Printemps 1944. József Debreczeni, journaliste juif hongrois, est déporté à Auschwitz. A l’arrivée, il choisit de justesse la bonne file, celle de droite, celle qui ne mène pas directement à la chambre à gaz. S’ensuivent des mois de travail forcé dans des conditions inhumaines, puis le transfert au camp de Dörnhau, où József passera sept mois, de novembre 1944 à mai 1945.
Dörnhau est un « hôpital » (en réalité un mouroir), où sont envoyés les prisonniers tellement éprouvés physiquement qu’ils ne sont plus capables de travailler.
A bout de force, grabataire, József Debreczeni survivra grâce à un reste de solidarité qui subsiste chez quelques-uns de ses compagnons d’infortune. Une survie qui tient du miracle, tant les conditions sont dantesques, entre la cruauté ou l’indifférence des gardiens, la déshumanisation des prisonniers transformés en brutes prêtes à tout pour une croûte de pain, l’absence totale d’hygiène, les épidémies, la famine, le froid.
Publié pour la première fois en 1950 mais traduit en français seulement en 2024, ce livre témoigne de l’enfer quotidien des camps de concentration, dans lesquels les limites de l’horreur, du dégoût et du désespoir sont chaque jour repoussées au-delà de l’imaginable.
L’auteur décrit en particulier la hiérarchie aussi complexe qu’efficace et cynique établie par les nazis entre les prisonniers, et la soumission, la collaboration, la corruption qui en découlent. Il met aussi en évidence les clans qui se constituent selon les nationalités, l’abrutissement moral et physique, la déshumanisation qui transforme les prisonniers en simples numéros, les privations et la violence, les trafics qu’elles engendrent, la main-d’œuvre bon marché que constituent les prisonniers « employés » par les entreprises proches des camps.
Un témoignage glaçant qui plonge le lecteur dans un quotidien infernal (âmes sensibles…), un livre encore et toujours utile et nécessaire sur la barbarie des hommes.
En partenariat avec les éditions Stock via Netgalley.
#Lecrématoriumfroid #NetGalleyFrance
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