"On n'est pas dans le futurisme, mais dans un drame bourgeois ou un thriller atmosphérique"
« Après les courriers, venait l'irruption du huissier, neuf fois sur dix en l'absence des adultes, ma mère réfugiée douze heures par jour dans ses meetings professionnels, et toi parti à la côte faire la bringue au Carillon, ou au Sablon t'imbiber Chez Tantine. Oui, neuf fois sur dix, c'était pour ma pomme, et je la trouvais saumâtre, de voir débouler chez nous des étrangers qui prenaient possession des lieux pour faire l'inventaire d'un mobilier de plus en plus modeste au fil des ventes.
De quoi avais-je l'air, du haut de mes douze ans, face à deux ou trois huissiers dont le chef, d'une voix grasseyante, dictait le contenu de la maison à l'employé, qui, à grand bruit, tapait le tout sur une machine à écrire portative posée sur la table du salon : « un buffet à deux corps de style espagnol (copie), deux sièges curules (restaurés), un secrétaire en chêne (ancien), deux tapis d'Orient (usés), etc. » Le crépitement de la machine à écrire, le ton du huissier et sa façon si particulière qu'il avait, par leur simple énumération, de déprécier les possessions familiales me donnaient des haut-le-coeur. » Le narrateur, en véritable témoin à charge de sa propre enfance, raconte l'atmosphère de « liquidation permanente, d'affaissement continu » qu'un père indigne lui aura infligée sans relâche. Il raconte avec distance, précision et froideur l'impensable : cet affront grandissant porté à son innocence d'enfant, cette solitude, ce renfermement qu'il gagne peu à peu pour mieux lutter contre cette part d'épouvante que le lecteur ne manquera pas de ressentir en découvrant l'étendue de la haine , de la veulerie paternelle.
Que cache la fureur de cet homme qui se pavane au volant de voitures de luxe, ment sur ses diplômes et contracte dette sur dette, allant jusqu'à puiser dans la tirelire de son propre fils pour s'acheter son paquet de gauloises ?
Ce roman implacable, écrit de main de maître, tantôt à la première, tantôt à la seconde personne singulier, ne se contente pas, en réalité, de faire toute la lumière sur cette ombre qui a entravé les premières années du narrateur. Il impose peu à peu le portrait inverse : celui du fils qui, en grandissant, attise d'autant plus la colère du père qu'il trahit tout ce qu'il a raté : intelligence, opiniâtreté, discipline et piété familiale.
Le fils rappelle trop nettement au père l'homme qu'il n'est jamais devenu, faute de véritable colonne vertébrale.
En attendant de rencontrer celle qui lui révélera l'amour et lui rendra sa confiance, il prendra tous les coups sans broncher : année après année, il lui faudra endurer les invectives, la violence et la profonde malhonnêteté du père.
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