"On n'est pas dans le futurisme, mais dans un drame bourgeois ou un thriller atmosphérique"
«Les poètes meurent au combat même quand ils meurent dans un lit. Ils livrent bataille toute leur vie.» Hanté depuis toujours par la mort, dès ses premiers écrits, Christian Bobin paria pour le salut par la poésie, plaçant sa vie «sous une pluie de lettres noires et blanches». Même le dernier instant du poète - qui meurt juste après avoir achevé son dernier livre - y était vu de façon prémonitoire : «la bouteille d'encre noire renversée dans le fond de l'âme». Commencé chez lui, au Creusot, en juillet 2022, poursuivi sur son lit d'hôpital durant les deux mois précédant sa mort, le 23 novembre 2022, Le murmure appartient à ces oeuvres extrêmes écrites dans des conditions extrêmes. Dans ce livre ultime, le plus humain des poètes se révèle être aussi le plus héroïque. À l'hôpital, celui dont le rire explosif sonnait comme un défi réalise à la lettre cette parole de Rimbaud : «Je suis de la race qui chantait dans le supplice.» Le murmure est la trace d'une course entre l'amour et la mort. À la fin c'est l'amour qui gagne, faisant de ce chant un sommet d'humanité. Le destin qui s'achève sur une telle victoire ne s'arrête pas là. Il commence.
Ce livre posthume de Christian Bobin est un chant d’amour à celle qui partageait sa vie, la poétesse Lydie Dattas. C’est aussi un monologue avec la mort qui a toujours hanté le poète.
Cet ultime récit assemble des fragments comme des patchwork qui forment le testament d’une vie, sans révolte et sans plainte.
Le poète a écrit ce recueil sur son lit d’hôpital avant de le terminer chez lui, dans les derniers jours de sa vie, ce qui le rend plus poignant encore pour le lecteur qui découvre un homme affaibli et malade qui s’avance vers sa fin avec une simplicité et une lucidité qui forcent le respect.
Ainsi le poète nous emmène-t-il dans une grande traversée de la vie, nous faisant partager ses émois et ses convictions. Comme son admiration pour le pianiste russe Sokolov, musicien de génie.
« Je vois cet homme comme une muraille : une muraille contre la mort …En écoutant cet homme, j’oublie tout et je me souviens de quelque chose de la vie que nous avions négligée…quelque chose. »
Bobin parle à sa manière du monde et du quotidien. Rien n’est insignifiant à ses yeux et ce croyant en Dieu célèbre la vie et ce qu’elle a de vrai. Chez lui, pas d’affèterie, tout est sincère et le plus insignifiant mérite notre attention.
« Pierres, fleurs, arbres et nuages nous innocentent et ne demandent rien en échange si ce n’est notre regard sur eux un instant si pur qu’il enflamme jusqu’au dernier cercle de l’univers. »
L’amour solide, éternel, qu’il vouait à sa femme Lydie Dattas, éclate dans ces dernières pages et c’est magnifique.
« Le plus grand bonheur que j’ai connu depuis cinquante ans, c’est ta joie devant ce que j’écris. C’et ta compréhension absolue de mon cœur et du monde. »
Le poète nous parle aussi de l’écriture qui a rempli sa vie, et sa vision de l’écriture est d’une grande humilité.
« Il faut éloigner beaucoup de choses, beaucoup, pour écrire un livre fort – je veux dire un livre qui s’envole et va non aux cieux qui sont purs et illisibles, mais auprès de qui en a vitalement besoin. »
Grâce à ce condensé posthume de Christian Bobin, on a l’illusion que le poète est toujours parmi nous et cela est rassurant car nous avons besoin de la poésie.
Inspiré par la mort qui l’a toujours hanté, le poète offre ses plus belles phrases aux sons entremêlés des chariots qui sillonnent les longs couloirs de l’hôpital sur fond de musique de Chopin jouée par Sokolov.
Cet opus, point final de l’œuvre de Christian Bobin est d’autant plus émouvant que ses personnages, l’amour et la mort sont rassemblés dans la même course.
« Les poètes meurent au combat même quand ils meurent dans un lit ». N’est-ce pas le plus cadeau fait à leurs lecteurs ? Le murmure est un recueil de beautés qui délivre tellement de messages, à lire, relire, méditer…
Il est souvent délicat d’entamer la lecture d’un texte d’un auteur que l’on suit avec assiduité et intérêt, et
dont on sait qu’il est le dernier écrit en pleine conscience pour être partagé, avant de disparaitre, d’aller vers un nouvel état comme peut l’envisager Bobin, vers un rien qui n’exclut pas la poursuite du partage pour ceux qui ne croient pas forcément aux « au-delà ».
Cette particularité du contexte de la lecture (et de l’écriture) de ce murmure que nous offre Christian Bobin conjugue, comme souvent chez lui une thématique qui revient régulièrement (en l’espèce : Sokolov et son piano) se doublant de fulgurances en rapport avec « l’obstacle » de la mort et son rapport à l'écriture :
« Le vol magique des étourneaux, seconds violons du ciel. Quand ils rencontrent un obstacle – comme d’un roc qui dépasse d’une rivière –, ils scindent en deux cette masse de grâce sans se heurter, vite recomposent leur amitié après le franchissement de l’épreuve. Cette passe s’appelle « le murmure ». »
Et comme toujours avec Bobin, le plus marquant reste ses fulgurances, ces phrases que le poète habille de son être. Alors retenons (sans exhaustivité) quelques citations :
La pensée est l’abîme dans lequel chacun tombe.
J’écris comme se cachent les bêtes éprises de leur fin, blessées à mort par la beauté de vivre.
J’ai dans mon cœur les yeux des vivants – bêtes, mais aussi hommes ou fleurs –, tous ceux que l’amour aide à vivre quand ils sont morts. Mon projet est de faire le portrait le plus complet qui soit d’un être humain, ne sachant de lui que ce qu’il donne : des notes, et plus précisément des intervalles de silence. C’est dans ces failles que brûle le minerai de l’humanité, de formation spirituelle inconnue.
Sokolov le temps d’un concert dresse ce genre de cathédrale que des centaines de tailleurs de pierres mettaient un siècle à construire. Des jeunes m’ont dit qu’il était vieux. Mais qu’appelle-t-on vieux, exactement ? Pour moi, cela désigne le plus haut d’une flamme.
Plus personne n’écrit à la main. C’est pourquoi votre main n’a plus de lien avec votre cœur.
Les faussaires de la poésie sont les coucous de l’écriture. Ils sont nos pires ennemis. Je ne parle pas des mauvais poètes. Non : je parle de ceux qui prennent la défroque du poète pour mieux servir le monde. L’époque les multiplie.
J’écris un livre de guerre. Pas pour faire des morts, mais pour faire des vivants.
L’écriture est un linge frais tendu sur un fil d’encre.
Si tu n’écris pas contre toi tu n’écris rien. Le diable n’a que l’importance que nous nous donnons. Mon maître est une hirondelle.
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Pour ne rien perdre du temps, commencer par le perdre. L’affolement, les affaires brassées, multipliées, haussées en buildings de classeurs s’effondrant au sol – c’est la queue du diable qui prend feu.
Le silence de la nuit était si pur que je me suis réveillé pour l’entendre.
Une main, c’est complexe, riche, c’est fait d’archives de caresses, de gestes d’adieu, de grammaires sourdes-muettes. La main heureuse, c’est d’arriver sans effort à l’impossible. Une porte s’ouvre avant que notre main ait touché la poignée, et nous offre cette vie qui se donne lorsqu’on accepte de n’en rien prendre.
Le soleil est un chien qui mord le passant. La lune est l’indulgence même...
Artiste est celui qui soumet chaque heure de sa vie à un inexprimable. Pas de vacances pour ces gens, pas non plus de travail, juste le servage de l’Absolu.
Il y a une chose qui n’est pas vaine, peut-être, c’est d’écarter le Temps pour écrire un poème.
Il faut entrer dans un poème quand le poète est mort. Sinon, cela fait trop de bruit, comme d’éclairer soudain le poulailler. D’ailleurs, il ne faut entrer dans rien. Il suffit de s’asseoir auprès d’une fleur dormante ou mourante, c’est la même énigme.
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