"On n'est pas dans le futurisme, mais dans un drame bourgeois ou un thriller atmosphérique"
Dans sa bourgade du Kentucky, où il vit une enfance difficile entre un père inexistant et une mère brutale, Harry Monroe rêve d'Hollywood. Depuis qu'il a vu le Nosferatu de Murnau, il n'a plus qu'une idée : travailler dans le cinéma. Il débarque à Los Angeles en 1929 dans l'espoir de devenir scénariste. La chance finit par lui sourire. Il est engagé à la MGM comme troisième assistant sur le tournage du prochain film du grand réalisateur Tod Browning : Freaks - La Monstrueuse Parade.
Il comprend vite à quoi il doit cette opportunité : les postulants habituels, rebutés par la présence d'authentiques phénomènes de foire, ont tous refusé le job. Entre les caprices des Freaks, les humeurs d'Olga Baclanova, la star féminine, soumise à l'influence de Frank, son imprésario louche, les manoeuvres douteuses de Jack, le premier assistant, et les extravagances alcoolisées de Tod Browning, l'atmosphère du studio devient vite irrespirable. Ce film maudit semble rendre fous ses acteurs et ses créateurs. Sans parler du «spectre» qui hante le plateau, dont Harry s'imagine qu'il pourrait être celui de sa mère haïe. En charge des Freaks, il contient tant bien que mal les débordements de ses protégés. Certains, comme les soeurs siamoises, les pinheads Pip & Zip, Prince Randian l'homme-tronc, le cul-de-jatte Johnny Heck, les nains Harry et Daisy, lui témoignent une véritable affection. Il est vrai qu'avec sa main gauche atrophiée, il est un peu l'un des leurs...
Encensé par les uns, décrié par les autres, Freaks – La monstrueuse parade – de Tod Browning, sorti sur les écrans en 1932 , tombé dans l’oubli, interdit même dans certains pays, réapparu ensuite au début des années 1960, est devenu depuis un film culte qui ne laisse personne indifférent. Dans Freak Parade – condensé des titres français et anglais – paru aux éditions Denoël Graphic, Fabrice Colin et Joëlle Jolivet nous font passer de l’autre côté du miroir et découvrir l’envers du décor hollywoodien aux côtés de Harry Monroe. Black is black ...
Pas gaie, gaie, la vie du jeune Harry Monroe dans le middle of nowhere du Kentucky, coincé entre une mère tortionnaire et un père qui ferme les yeux. Alors, il va trouver un échappatoire : le cinéma! Le déclic ? Le Nosferatu de Murnau. Oh bien sûr, ce n’est pas simple ! Pas de ciné à Williamsburg. Pour assouvir sa passion, il est donc contraint de se rendre à Louisville en compagnie de son oncle. Et là, la magie opère et une vocation voit le jour ... Une énième crise de violence de sa mère va le laisser avec une main atrophiée. A la mort de celle-ci, il décide de jouer son va-tout et se rend à Hollywood bien décidé à devenir scénariste. Hélas pour lui, c’est le début de la Grande Dépression et ses rêves s’effondrent. Par chance, il croise Tod Browning qui va l’embaucher comme quatrième assistant sur le tournage de Freaks. Chance ? Pas si sûr…
Clap ! Moteur ! Dès la couverture, qui semble illustrer une scène de tournage, le ton est donné. Sur la première, figure une photo des différents personnages posant face à nous dans un décor de cirque. Le disque jaune de la poursuite met en lumière le titre ainsi que les visages des seules personnes ne faisant pas partie du monde des « freaks » : l’actrice principale et … Harry Monroe qui, logiquement, aurait dû se trouver sur la quatrième – représentant l’équipe du tournage – en lieu et place de l’autre Harry (Earles), l’acteur qui, dans le film de Tod Browning interprète Hans, le lilliputien amoureux de la belle trapéziste. Dualité … Jeu de miroirs ...
L’utilisation des trois couleurs primaires crée une tension, la couleur rouge des coulisses préfigurant tout à la fois l’interdit et les dangers à venir. Quant au bleu profond qui domine le tout, il évoque le bleu lynchien du cabaret Silencio de Mullholland Drive où tout n’est qu’illusion …
Quelques mots sur le film et son réalisateur
L’action se déroule dans un cirque. Le nain Hans, étant tombé sous le charme de la trapéziste Cleopatra, s’éloigne peu à peu de sa fiancée Frieda. Apprenant que celui-ci vient d’hériter, Cleopatra décide de l'épouser avant de se débarrasser de lui avec la complicité de son amant. Mais les amis de Hans ne l’entendent pas de cette oreille et préparent leur vengeance ...
Tod Browning, réalisateur des premiers films de vampires américains – muet avec « Londres après minuit » en 1927 et parlant avec le fameux « Dracula » incarné par Béla Lugosi en 1931 – est considéré comme le créateur du film d’horreur américain. Attiré par l’étrange, le macabre ainsi que le burlesque, ses thèmes de prédilection, dualité, culpabilité, vengeance, châtiment ou rédemption qui en découlent vont tous trouver leur place dans Freaks, qui cependant, pour effroyable qu’il soit a une toute autre portée.
Ce film a pour particularité son casting. Nul trucage ici. La femme à barbe, l’homme tronc, les sœurs siamoises, les trois microcéphales … ont tous été recrutés dans les fameux sideshows de la côte est des Etats-Unis.
Cependant, outre la violence, il y a chez Browning comme chez Pasolini et Mizoguchi un très fort sentiment de compassion pour ceux qui sont exclus et rejetés. Ainsi, Freaks, expérience à part dans l’histoire du cinéma hollywoodien, pose un regard empreint d’humanisme sur la monstruosité.
La narration, croisement entre deux mondes : le réel et la fantasmagorie
Ecrivain connu notamment dans le domaine de la fantasy et la science-fiction, Fabrice Colin est également un scénariste de bd à qui l’on doit entre autres la série «La brigade chimérique».
Freak Parade est une fiction ayant pour cadre le tournage du film de Browning.
Le récit est admirablement bien ficelé. Les deux intrigues, celle du film et celle du tournage s’enchevêtrent, entrent en résonance ; la tension, le malaise et l’angoisse vont crescendo jusqu’au point d’orgue final qu’est la scène hallucinante de la grande réversion. Harry Monroe, personnage fictif, incarnation du candide, est d’une part le guide qui va nous ouvrir les yeux et nous faire découvrir la monstruosité et la perversité d’un monde qu’on ne connaît pas - celui du cinéma hollywoodien - et d’autre part le lien entre les artistes de freakshow et le reste de la troupe. Comme nous le laissait présager la couverture, à l’instar de son double dans le film, il va tomber dans les filets d’Olga Baclanova, l’actrice qui joue Cleopatra. Les humiliations subies par le quatrième assistant et par Hans dans le film sont admirablement mises en parallèle lors du tournage de la scène de la noce. Cet instant est le point de basculement que ce soit dans le roman graphique, le film ou la nouvelle « Spurs » (Les éperons) de Tod Robbins (1923) dont le film est une adaptation. Ajoutez à cela Jack, un premier assistant très ambigu et Frank, l’impresario louche d’Olga au physique d’Al Capone évoluant dans un univers lynchien dans lequel la maison noire n’est pas sans rappeler la loge rouge de Twin Peaks et tout est en place pour la descente aux enfers.
C’est sombre, très sombre, glauque, dérangeant, passionnant, envoûtant. Rien ne nous est épargné : chantage, menaces, enlèvement, abus en tous genres, sexe, drogue, alcool, vengeance, scène d’orgie sans oublier le « fantôme » qui hante le plateau ... Et la frontière est bien mince entre la réalité et les fantasmes ou les hallucinations d’un personnage psychologiquement fragile ...
L’illustration, élément majeur de la narration
Bien connue dans le domaine de la littérature jeunesse, Joëlle Jolivet réussit avec brio son incursion dans le domaine de la bd. Son épais tracé au crayon croque avec justesse et précision les traits des personnages dans un style expressionniste mettant l’accent sur l’émotion ainsi que la reproduction des scènes de film. Adepte du noir et blanc, plutôt « A suivre » que « Métal hurlant » selon sa propre expression, elle a effectué un travail très fouillé quant à la colorisation réalisée numériquement et le résultat a un côté expressionnisme allemand. Son désir était de manier la couleur comme au cinéma. C’est pourquoi elle a utilisé des filtres tout comme on en met sur un projecteur. Jouant sur les contrastes, la complémentarité des couleurs, la saturation, la manipulation de nombreuses gammes de couleurs s’avère être un élément de la narration en créant des ambiances qui peuvent parfois aller jusqu’à une sensation d’enfermement, de malaise.
Comment qualifier Freak Parade ? Conte noir ? Fable monstrueuse ? Récit initiatique ? Thriller cauchemardesque naviguant entre hallucinations et réalité abjecte ? C’est un peu tout cela à la fois.
Où commencent et où s’arrêtent le rêve et la réalité? Difficile à dire. Il faut lire Freak Parade comme on regarde un film de David Lynch. Inutile de chercher à démêler le vrai du faux. Et quand on croit avoir tout compris, l’épilogue vient tout remettre en question.
Comme le film de Browning, c’est également une excellente réflexion sur la monstruosité, la normalité et l’anormalité transposées ici dans le miroir aux alouettes d’Hollywood dont on nous révèle la perversion.
C’est enfin une remise en question du regard d’entomologiste que nous pourrions porter sur ces êtres qui nous sont différents mais tout comme nous sont capables d’aimer, de souffrir, se venger, ce qui les rend terriblement humains.
« Une fois qu’on apprend à regarder au-delà des apparences, ce que vous leur donnerez, ils vous le rendront. En bien ou en mal. »
Le « One of us » risque de nous hanter encore longtemps.
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