"On n'est pas dans le futurisme, mais dans un drame bourgeois ou un thriller atmosphérique"
C’est Noël avant l’heure, voilà qu’aujoud’hui les éditions Métailié rendent hommage à Luis Sepúlveda, décédé en 2020, et publient en un seul volume « cinq contes pour petits et grands ». Sous le titre « Bestiaire » sont regroupées les cinq fables animalières écrites par le regretté auteur chilien. On y retrouve les histoires de la mouette et du chat qui lui apprit à voler, du chat et de la souris qui devinrent amis, d’un escargot qui découvrit l’importance de la lenteur, d’un chien mapuche et d’une baleine blanche.
Pour que vous puissiez vous familiariser avec cette faune poétique, je me permets de vous renvoyer vers mes critiques de ces romans, postées sous leurs titres respectifs.
Mais tout de même, voici un petit aperçu de ce que réserve ce recueil : deux de ces romans n’ont que des animaux pour personnages (la mouette et l’escargot), les humains n’y apparaissant que de loin mais dans le rôle peu reluisant de destructeurs de la Nature. Dans celle du chat et de la souris, les animaux ont le rôle principal, mais on y ajoute cette fois un humain gentil. D’ailleurs, il ne faudrait pas croire que Sepúlveda condamne l’espèce humaine en général. Dans les histoires de la baleine et du chien mapuche, il célèbre l’harmonie existant entre la Nature et les Gens de la Terre ou de la Mer, c’est-à-dire les peuples autochtones ancestraux du Chili, et condamne sans appel les étrangers cupides, qui spolient les terres de ces derniers et pillent les ressources naturelles au nom du Dieu Profit.
Agrémentés des jolis dessins de Joëlle Jolivet, ces cinq contes sont des perles d’émotions, de sagesse et de poésie. Parfois amusants ou mélancoliques, tendres ou désespérants, ils parlent d’amitié, de loyauté, de respect de la Nature, de solidarité et de persévérance, autant de valeurs que l’être humain serait bien inspiré de cultiver…
Vous êtes-vous déjà demandé pourquoi les escargots sont si lents ?
L’un des petits-fils de Luis Sepúlveda lui a un jour posé la question, et voici la réaction de l’auteur : « Je lui ai répondu que je n’avais pas de réponse pour le moment, et je lui ai promis de lui répondre, je ne savais pas quand, mais je lui répondrais. Comme je tiens toujours parole, cette histoire essaye de répondre à cette question« .
Et donc, il était une fois un jeune escargot qui vivait avec ses congénères – qui s’appelaient tous « escargot » –, paisiblement, lentement, dans une grande prairie, le Pays de la Dent-de-Lion. Le jeune escargot se posait cependant beaucoup de questions : pourquoi cette lenteur, et pourquoi les escargots n’avaient-ils pas de nom ? Mais il était bien le seul de son espèce à s’intéresser à tout cela, au point d’agacer les plus vieux escargots qu’il interrogeait sans cesse, et qui finirent par menacer d’expulser cet empêcheur de vivre lentement, paisiblement.
Blessé par cette intolérance, le jeune escargot décida de partir, et de ne revenir que lorsqu’il aurait un nom et la réponse à ses questions.
Lentement, très lentement, il se dirigea vers les confins du Pays. Il rencontra une tortue, qui lui montra comment les humains détruisaient la prairie en y construisant une route et des maisons. Et là, il commença à comprendre : « ma lenteur m’a servi à te rencontrer, pour que tu me montres le danger« . Sentant la menace peser sur les siens, l’escargot décida de rentrer, le moins lentement possible, pour les avertir. Au cours de son lent, très lent trajet, il croisa une colonne de fourmis, puis une taupe, qui le remercièrent : « Nous remercions ta lenteur, escargot, car si tu étais rapide comme le lapin, ou si tu glissais avec la vivacité de la couleuvre, tu ne nous aurais pas vues et prévenues« .
De retour au bercail, et désormais nommé « Rebelle », il convainquit les autres escargots de quitter le Pays. Le voyage allait s’avérer long, lent, très lent, et plein de dangers…
Avec ce joli conte philosophique, Luis Sepúlveda nous livre à sa façon un petit éloge de la lenteur, dans lequel on retrouve certains de ses thèmes récurrents : la douleur de l’exil, la destruction de la Nature par les humains, la solidarité au-delà des différences. A travers cet escargot, rebelle à l’immuable ordre établi et qui a le courage de ses opinions ou de son questionnement, il parle aussi de la résistance au changement, du déni malgré l’évidence du danger, de la peur de l’inconnu. Une belle invitation à ne pas se reposer sur ses acquis, à cultiver sa curiosité et à ne jamais se résigner face à l’adversité.
Il était une fois un jeune chiot qui se perdit dans les forêts d’Araucanie au Chili, et qui faillit mourir de froid, enseveli dans la neige. Un jaguar le sauva, le recueillit dans sa tanière, puis le mena auprès des Indiens Mapuche, les Gens de la Terre, qui pourraient mieux s’occuper de lui.
Et ainsi fut-il. Le chiot, baptisé Afmau (loyal, fidèle, en mapuche) grandit aux côtés d’un petit d’homme, Aukamañ, et ces deux-là devinrent inséparables, des quasi-frères. Ils vivaient paisiblement au milieu de la tribu, en harmonie avec la nature.
Et puis un jour, des hommes venus de loin décidèrent de confisquer les terres des Mapuche. Cruels et sans âme, ils tuèrent le grand-père d’Aukamañ, qui était le chef de la tribu et qui avait osé protester, et ils emmenèrent Afmau avec eux.
Depuis son enlèvement, Afmau, résigné, est au service de ces hommes sans âme. Le temps a passé, mais il n’a jamais oublié son amitié avec le petit d’homme, ni les odeurs de leur forêt, du miel, de la farine et de la laine brute.
Alors, des années plus tard, quand ses maîtres l’ont obligé à pourchasser un fugitif indien, Afmau s’est mis en chasse. Mais quand il s’est rendu compte que celui qu’il traquait n’était autre qu’Aukamañ, son frère homme, le vieux chien a tout tenté pour le sauver de ses poursuivants, faisant ainsi honneur à son nom mapuche.
Racontée par Afmau lui-même, cette “Histoire d’un chien mapuche” est un conte un peu triste, un peu désespérant, qui met l’accent sur l’amitié, la fidélité, le respect de la nature et des traditions autochtones, en butte à la cupidité, la brutalité et l’incompréhension des néo-colons.
Des thèmes et des valeurs chers à cet immense conteur qu’était feu Luis Sepúlveda, qui rend une fois de plus hommage à un monde en voie de disparition, à la Terre mère et à la Nature.
Encensé par les uns, décrié par les autres, Freaks – La monstrueuse parade – de Tod Browning, sorti sur les écrans en 1932 , tombé dans l’oubli, interdit même dans certains pays, réapparu ensuite au début des années 1960, est devenu depuis un film culte qui ne laisse personne indifférent. Dans Freak Parade – condensé des titres français et anglais – paru aux éditions Denoël Graphic, Fabrice Colin et Joëlle Jolivet nous font passer de l’autre côté du miroir et découvrir l’envers du décor hollywoodien aux côtés de Harry Monroe. Black is black ...
Pas gaie, gaie, la vie du jeune Harry Monroe dans le middle of nowhere du Kentucky, coincé entre une mère tortionnaire et un père qui ferme les yeux. Alors, il va trouver un échappatoire : le cinéma! Le déclic ? Le Nosferatu de Murnau. Oh bien sûr, ce n’est pas simple ! Pas de ciné à Williamsburg. Pour assouvir sa passion, il est donc contraint de se rendre à Louisville en compagnie de son oncle. Et là, la magie opère et une vocation voit le jour ... Une énième crise de violence de sa mère va le laisser avec une main atrophiée. A la mort de celle-ci, il décide de jouer son va-tout et se rend à Hollywood bien décidé à devenir scénariste. Hélas pour lui, c’est le début de la Grande Dépression et ses rêves s’effondrent. Par chance, il croise Tod Browning qui va l’embaucher comme quatrième assistant sur le tournage de Freaks. Chance ? Pas si sûr…
Clap ! Moteur ! Dès la couverture, qui semble illustrer une scène de tournage, le ton est donné. Sur la première, figure une photo des différents personnages posant face à nous dans un décor de cirque. Le disque jaune de la poursuite met en lumière le titre ainsi que les visages des seules personnes ne faisant pas partie du monde des « freaks » : l’actrice principale et … Harry Monroe qui, logiquement, aurait dû se trouver sur la quatrième – représentant l’équipe du tournage – en lieu et place de l’autre Harry (Earles), l’acteur qui, dans le film de Tod Browning interprète Hans, le lilliputien amoureux de la belle trapéziste. Dualité … Jeu de miroirs ...
L’utilisation des trois couleurs primaires crée une tension, la couleur rouge des coulisses préfigurant tout à la fois l’interdit et les dangers à venir. Quant au bleu profond qui domine le tout, il évoque le bleu lynchien du cabaret Silencio de Mullholland Drive où tout n’est qu’illusion …
Quelques mots sur le film et son réalisateur
L’action se déroule dans un cirque. Le nain Hans, étant tombé sous le charme de la trapéziste Cleopatra, s’éloigne peu à peu de sa fiancée Frieda. Apprenant que celui-ci vient d’hériter, Cleopatra décide de l'épouser avant de se débarrasser de lui avec la complicité de son amant. Mais les amis de Hans ne l’entendent pas de cette oreille et préparent leur vengeance ...
Tod Browning, réalisateur des premiers films de vampires américains – muet avec « Londres après minuit » en 1927 et parlant avec le fameux « Dracula » incarné par Béla Lugosi en 1931 – est considéré comme le créateur du film d’horreur américain. Attiré par l’étrange, le macabre ainsi que le burlesque, ses thèmes de prédilection, dualité, culpabilité, vengeance, châtiment ou rédemption qui en découlent vont tous trouver leur place dans Freaks, qui cependant, pour effroyable qu’il soit a une toute autre portée.
Ce film a pour particularité son casting. Nul trucage ici. La femme à barbe, l’homme tronc, les sœurs siamoises, les trois microcéphales … ont tous été recrutés dans les fameux sideshows de la côte est des Etats-Unis.
Cependant, outre la violence, il y a chez Browning comme chez Pasolini et Mizoguchi un très fort sentiment de compassion pour ceux qui sont exclus et rejetés. Ainsi, Freaks, expérience à part dans l’histoire du cinéma hollywoodien, pose un regard empreint d’humanisme sur la monstruosité.
La narration, croisement entre deux mondes : le réel et la fantasmagorie
Ecrivain connu notamment dans le domaine de la fantasy et la science-fiction, Fabrice Colin est également un scénariste de bd à qui l’on doit entre autres la série «La brigade chimérique».
Freak Parade est une fiction ayant pour cadre le tournage du film de Browning.
Le récit est admirablement bien ficelé. Les deux intrigues, celle du film et celle du tournage s’enchevêtrent, entrent en résonance ; la tension, le malaise et l’angoisse vont crescendo jusqu’au point d’orgue final qu’est la scène hallucinante de la grande réversion. Harry Monroe, personnage fictif, incarnation du candide, est d’une part le guide qui va nous ouvrir les yeux et nous faire découvrir la monstruosité et la perversité d’un monde qu’on ne connaît pas - celui du cinéma hollywoodien - et d’autre part le lien entre les artistes de freakshow et le reste de la troupe. Comme nous le laissait présager la couverture, à l’instar de son double dans le film, il va tomber dans les filets d’Olga Baclanova, l’actrice qui joue Cleopatra. Les humiliations subies par le quatrième assistant et par Hans dans le film sont admirablement mises en parallèle lors du tournage de la scène de la noce. Cet instant est le point de basculement que ce soit dans le roman graphique, le film ou la nouvelle « Spurs » (Les éperons) de Tod Robbins (1923) dont le film est une adaptation. Ajoutez à cela Jack, un premier assistant très ambigu et Frank, l’impresario louche d’Olga au physique d’Al Capone évoluant dans un univers lynchien dans lequel la maison noire n’est pas sans rappeler la loge rouge de Twin Peaks et tout est en place pour la descente aux enfers.
C’est sombre, très sombre, glauque, dérangeant, passionnant, envoûtant. Rien ne nous est épargné : chantage, menaces, enlèvement, abus en tous genres, sexe, drogue, alcool, vengeance, scène d’orgie sans oublier le « fantôme » qui hante le plateau ... Et la frontière est bien mince entre la réalité et les fantasmes ou les hallucinations d’un personnage psychologiquement fragile ...
L’illustration, élément majeur de la narration
Bien connue dans le domaine de la littérature jeunesse, Joëlle Jolivet réussit avec brio son incursion dans le domaine de la bd. Son épais tracé au crayon croque avec justesse et précision les traits des personnages dans un style expressionniste mettant l’accent sur l’émotion ainsi que la reproduction des scènes de film. Adepte du noir et blanc, plutôt « A suivre » que « Métal hurlant » selon sa propre expression, elle a effectué un travail très fouillé quant à la colorisation réalisée numériquement et le résultat a un côté expressionnisme allemand. Son désir était de manier la couleur comme au cinéma. C’est pourquoi elle a utilisé des filtres tout comme on en met sur un projecteur. Jouant sur les contrastes, la complémentarité des couleurs, la saturation, la manipulation de nombreuses gammes de couleurs s’avère être un élément de la narration en créant des ambiances qui peuvent parfois aller jusqu’à une sensation d’enfermement, de malaise.
Comment qualifier Freak Parade ? Conte noir ? Fable monstrueuse ? Récit initiatique ? Thriller cauchemardesque naviguant entre hallucinations et réalité abjecte ? C’est un peu tout cela à la fois.
Où commencent et où s’arrêtent le rêve et la réalité? Difficile à dire. Il faut lire Freak Parade comme on regarde un film de David Lynch. Inutile de chercher à démêler le vrai du faux. Et quand on croit avoir tout compris, l’épilogue vient tout remettre en question.
Comme le film de Browning, c’est également une excellente réflexion sur la monstruosité, la normalité et l’anormalité transposées ici dans le miroir aux alouettes d’Hollywood dont on nous révèle la perversion.
C’est enfin une remise en question du regard d’entomologiste que nous pourrions porter sur ces êtres qui nous sont différents mais tout comme nous sont capables d’aimer, de souffrir, se venger, ce qui les rend terriblement humains.
« Une fois qu’on apprend à regarder au-delà des apparences, ce que vous leur donnerez, ils vous le rendront. En bien ou en mal. »
Le « One of us » risque de nous hanter encore longtemps.
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