"On n'est pas dans le futurisme, mais dans un drame bourgeois ou un thriller atmosphérique"
Un soir, la jeune et belle Ava se fait défigurer au poing américain par un inconnu, dans une cour d'immeuble à Paris. Étrangement, elle vit ce choc presque comme un soulagement, une occasion pour elle de faire le point sur sa vie, dont la vacuité lui saute aux yeux. Elle va profiter de cette gueule cassée pour réorganiser son existence : elle quitte son travail, provoque une rupture avec son partenaire, tient tête à sa mère tyrannique et erre dans Paris la nuit à la recherche de l'inconnu qui, en la défigurant, lui a permis un affranchissement social, voire une émancipation existentielle. Tout en remontant la piste de son agresseur - ce qui l'amène à faire des rencontres insolites dans un Paris nocturne à la fois onirique et interlope - Ava doit affronter sa mère, femme splendide, puissante et riche, obsédée par l'apparence physique, qui ne supporte pas de voir sa fille défigurée. Terriblement angoissée par la vieillesse et la laideur, Nicole incarne les dérives d'une élite bourgeoise qui pratique l'entre soi et le mépris de classe. Ava résiste. Elle retrouve son agresseur, Lazare. Il dirige une société secrète, nYx, laquelle s'est fixé pour mission de réinstaurer le chaos originel, celui qui précédait la toutepuissance de la raison et du Logos, afin de mettre un terme à la modernité décadente. Dans ce but, nYx cherche des individus en révolte contre les normes sociales, et les défigure pour les délivrer de leur apparence et les pousser à se rallier. Ava, d'abord séduite par l'ambition de nYx, y adhère avec un certain enthousiasme. Mais petit à petit le masque s'étiole... Quand la machine nYx se mettra à vraiment dérailler, que fera Ava pour retrouver le sentiment de liberté que son agression lui avait permis d'éprouver ? Comment va-t-elle pouvoir s'extraire de cette spirale de violences et de déceptions ? Mais peut-être toute cette histoire se tramet- elle derrière le masque des apparences, où une machine appelée cerveau élabore les transréalités les plus folles...
C'est un roman qui a de la gueule !
Je suis venue à bout assez rapidement de ce roman et je dois dire qu'il est à la fois prenant et angoissant ! On a du mal à savoir où va nous mener l'auteur. Quels seront les aboutissements de cette violence subie par Ava ?
La jeune femme a, certes, un physique de rêve, une vie dorée (encore notre miroir aux alouettes…), mais pas tant que cela si l'on y ajoute une mère autoritaire, imbue d'elle-même, riche et ridicule (on l'a déteste d'emblée…) et qui a toujours vu en Ava au mieux un double d'elle-même, au pire une enfant sans intérêt.
Et voilà que le destin frappe à la porte : Ava sort à peine de son cours de yoga, qu'elle est sauvagement attaquée par un inconnu qui s'acharne avec délectation sur son visage.
On la retrouve ainsi au début du roman en pleine réflexion aux urgences de l'hôpital… Elle va choisir de fuir mère et chirurgien : son visage cassé est une révélation ! Ainsi commence l'errance parisienne de notre héroïne volcanique qui va s'acharner à détruire tout aussi scrupuleusement que son agresseur ce qui faisait l'ancienne Ava.
Le livre se divise en deux parties qui délimitent un tournant dans l'esprit du roman. Je ne vous en dis pas plus, j'ai trouvé cela étonnant…
Il y a des livres dont on sait avant même de les ouvrir qu'on les aimera. Comme une intuition. On a jamais vraiment besoin de déclarer sa flamme. Elle existe déjà. Elle nous précède. Dans le silence qui annonçait les mots du Casse-Gueule de Clarisse Gorokhoff, paru chez Gallimard, il y avait déjà tout ça, les nuages amoncelés avant un orage qui a tout emporté.
Comment mettre des mots sur un coup de pied au ventre? Maquiller mon émotion dans l'exercice automatique d'un résumé et produire un avis d'une objectivité factice? ça ne s'y prête pas. Un ouvrage qui touche si fort, ça défie les mots et toute forme d'exercice, toute forme d'habitude. Hier, finissant le livre comme on revient d'une apnée profonde, j'ai hésité à sauter sur le clavier tout de suite. Sauf que j'avais l'émotion qui me paralysait le vocabulaire. Et toute l'habileté que je déploie ici semblait impuissante à traduire ce que je ressentais. Il y a des romans qui dépassent tout ce qu'on peut articuler.
C'est parti de l'article de mon amie Charlotte, qui parlait d'un chef d'oeuvre, d'un K.O littéraire. Je suis sensible à ce lexique de combat. La lecture ça doit vous attaquer violemment l'âme, vous ébranler, vous chahuter, ça n'a rien d'un passe-temps agréable. Un livre qui vous marque, c'est de l'inconfort. ça vibre d'une étrangeté totale et paradoxalement, ça résonne fort en soi, plus que tout ce que vous croyiez savoir sur vous. ça vous fait redécouvrir le monde avec une nouvelle manière de le dire et de le ressentir. Un beau livre, c'est ce que l'on ne croyait pas contenir en soi. Des fragments d'inconscients révélés. ça remet tout en cause et ça prend toute la place.
C'est ce que j'ai ressenti d'emblée. Je n'ai pas eu de doutes. J'ai plongé. Je n'avais pas le choix. J'ai aimé Ava, l'héroïne, tout de suite et avec passion. Elle se fait démollir, ravager son visage parfait dans l'entrée d'un immeuble. Curieusement, elle ne résiste pas. Elle refuse de réparer sa gueule cassée, libérée du fardeau qu'était sa beauté, ce masque qui l'empêchait d'être elle-même. Elle ne suivra pas sa mère qui se mirait dans sa perfection avec une fierté vaniteuse, insistant pour qu'elle bénéficie de la compétence des chirurgiens esthétiques les plus talentueux. Ava se met en quête de son agresseur en proie à une fascination ambivalente.
Se faire casser la gueule ressemble pour elle à une émancipation, une libération. On retrouve la portée subversive d'oeuvres comme Fight Club ou Strange days (qui interrogeait notre rapport aux simulacres), ce nihilisme dont nos temps craintifs, hygiénistes, stéréotypés, instagrammés jusqu'à l'os ont perdu la mémoire. Clarisse réveille une révolte sourde et somnolente à la racine de nos désenchantements, de nos désoeuvrements, de nos spleens travestis sous des filtres flatteurs. Ava, l'exemplaire et la sophistiquée, va s'enfoncer dans son authenticité, dans sa vérité profonde et dénoncer tous les fards dont se pare notre humanité. Se faire défoncer la gueule, c'est s'exclure de la foire aux vanités, se trouver incitée à soutenir sa vie et sa vanité dans toute sa crudité, dans toute sa cruauté (on notera le petit ami totalement superficiel ou la mère nombriliste et abusive). Avoir les traits défaits, c'est arrêter de tricher, ne plus jouer de rôle dans la comédie humaine, et narguer les algorithmes. C'est incarner une faute. C'est figurer une violence immorale, insoutenable. C'est porter sur son visage le scandale de tous les faux-semblants.
Ava retrouvera l'étrange Lazare, son agresseur, aux trousses de ses proies. Elle ne le dénonce jamais. Elle le suit jusqu'à se joindre à une étrange organisation qui repère les beautés trop parfaites pour ne pas être conscientes de la supercherie et des mirages qu'elles perpétuent. Ils les détruisent. Et ces belles gueules cassées viennent grossir leurs troupes souterraines. Cette révolution terrifiante ressemble à du vernis qui se craquèle ou à du rimmel qui coule.
Le roman prend des accents oniriques. Baudelairiens, Nietzschéens et Lynchiens. Violent, charnel, lucide et voluptueux. Fascinant d'audace et d'incorrection. Il prend systématiquement à contre-pied, il prend un malin plaisir à désarçonner, à dérégler les sens. A convertir à son étrange réalité, plus nue, plus crue, plus vraie. Jusqu'à faire corps avec son héroïne dans la seconde partie, passant d'une narration à la troisième personne à la première, fusionnelle.
Ce petit chef d'oeuvre m'a traversé, choqué, ébranlé, fasciné, hypnotisé. Il questionnait mon rapport au monde, à la justice, à la morale. Il est âpre et sec ce roman. Il ne prend pas de gants. Il vous suggère tout ce qui ne tourne plus rond dans cette réalité que l'on ne supporte plus qu'avec perplexité et par écrans interposés. Il s'agit de savoir qui on est. Il invite à se poser les questions antiques dont la modernité nous détourne sans cesse. Comment fait-on pour se connaitre soi-même quand on n'est plus qu'une projection?
En écrivant au plus près du corps, de la douleur, de la destruction, de la violence, Clarisse Gorokhoff renoue avec le tranchant d'interrogations fondamentales. Plus nécessaires sans doute que jamais. A t'on choisi notre place, nos appartenances et nos loyautés ou les subissons-nous par lassitude, par lâcheté, par désarroi? La liberté et la nécessaire rupture qu'elle impose sont symbolisées par cette agression fondatrice. Par delà bien et mal.
Ce livre est d'abord un paradoxe : toujours en lien avec le concret, le brutal, il devient pourtant immédiatement métaphysique, existentiel. Jusqu'à interroger sur notre rapport au temps et à l'éternité, l'immortalité.
Je ne m'y attendais pas.
Je sais que je n'ai pas trouvé tous les mots pour évoquer la beauté de ce chaos.
Je préfère finir sur des points de suspension.
Découvrir Clarisse fut un vertige immense...
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