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« La toile aux dimensions inhabituelles sortait peu à peu de sa solitude de lin. Klimt l'avait recouverte d'une ample couche d'or mat, au cuivré profond, d'une densité puissante propre à accueillir le motif. Il se souvenait des fonds des fresques de Ravenne et des coupoles de San Marco et de Torcello, tous dorés eux aussi, aptes à recevoir. L'or comme un ciel offert à toutes les promesses, disait-il. Car de lui naîtrait l'objet même du tableau... » Le Baiser de Klimt est devenu le tableau de tous les records : le plus connu du XXe siècle, le plus admiré, le plus copié, le plus « marchandisé »... Mais que sait-on de sa création ? Et surtout, quel sens Klimt a-t-il voulu donner à son chef-d'oeuvre ?
Les Ateliers Henry Dougier ont tout récemment inauguré une nouvelle collection, intitulée « Le roman d’un chef d’oeuvre », dont le troisième titre s’intéresse au célèbre Baiser de Klimt. C’est Alain Vircondelet, commissaire d’expositions, auteur de biographies et de travaux majeurs sur la peinture, qui nous fait découvrir la genèse et le sens de ce tableau parmi les plus connus au monde.
Réalisation iconique de Klimt, « sa Joconde, aime-t-on encore à dire… », le Baiser apparaît comme le chef-d’oeuvre du peintre :
« Il fallait bien qu’un jour j’accède à la voute céleste, se dit Klimt, parachevant la toile fameuse. L’œuvre d’art est signe du ciel et il faut toute une vie de peinture pour atteindre à l’étoile. Après qu’on l’a accrochée au firmament, le peintre peut mourir ou se faire plaisir en peignant des fleurs ou des paysages, puisqu’il a atteint l’essentiel à quoi il a voué sa vie ».
Et s’il survécut une décennie à son acmé, il passa en effet, après le Baiser, à « des portraits de commande pour survivre mais aussi des tableaux de la nature » ...
Atteinte d’un firmament, le Baiser est en tout cas le fruit ultime de la période de créativité la plus active de Klimt, celle connue sous le nom de « cycle d’or ». Ebloui par les mosaïques byzantines et les coupoles de la basilique Saint-Marc à Venise, le peintre trouve rapidement dans le fond d’or de ses peintures le moyen d’exprimer toute la subversion qui l’anime. Dans une Vienne et un Empire vivant leurs derniers feux en ce début de vingtième siècle, alors qu’ors et fastes ne parviennent plus guère à masquer la gangrène, et que par ailleurs Klimt multiplie les aventures sexuelles tout en idolâtrant son éternel amour, chaste celui-là, pour Emilie Flöge, les faire ressortir sur un fond d’or revient à sacraliser ses sujets, à séparer leur beauté de la hideur ambiante, à tenter de les protéger de la fin d’un monde par l’éternité de l’or. Alors, lorsqu’il se représente, étreignant avec autant de dévotion que de tendresse, son si grand et si pur amour qu’il en échappe même aux vicissitudes de la chair, c’est toute la force de son idéal qu’il tente d’enchâsser et de sacraliser en le retenant au bord de la falaise…
La très belle plume d’Alain Vircondelet n’explique jamais en termes finis et définitifs. Elle propose et ouvre les hypothèses, laissant à la sensibilité du lecteur le soin de percevoir l’immensité du sens, celui que le peintre lui-même a longtemps cherché à tâtons, laissant son âme et son inconscient s’emparer de son œuvre pour la façonner peu à peu vers l’expression de son essentiel. Et c’est ce qui fait la force et l’intérêt de cette centaine de pages : converger petit à petit vers une compréhension du tableau, comme l’artiste lui-même a progressé lentement vers l’expression ultime de ce qui lui tenait le plus à coeur.
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