"On n'est pas dans le futurisme, mais dans un drame bourgeois ou un thriller atmosphérique"
Au tout début de la cinquième partie des Misérables, Hugo fait une digression sur les journées insurrectionnelles de juin 1848, évoquant deux mémorables barricades tenues l'une par Emmanuel Barthélemy, un frêle ouvrier, et l'autre par Frédéric Cournet, un colosse, ancien officier de marine. « Plus tard, chose fatale, à Londres, proscrits tous les deux, l'un tue l'autre. » Seulement quelques lignes dont le mystérieux potentiel romanesque suffit à piquer la curiosité d'Olivier Rolin ...
... qui se lance dans de spectaculaires recherches pour recomposer les surprenants destins croisés de ces deux personnages qui ont réellement existé. Tout au long de la lecture, on ne sait si on lit un roman ou une enquête historique.
Enquête historique car on apprend énormément de choses sur cette fascinante période de la moitié du XIXème siècle qui court de l'avénement de la IIème République dans la colère de la révolution de février 1848 pour chasser le roi Louis-Philippe, jusqu'au coup d'état du 2 décembre 1851 qui installe le Seconde Empire et pousse à l'exil de nombreux républicains vers Londres, capitale des réfugiés politiques grâce au libéralisme de ses lois.
Roman car tout est éminemment romanesque dans le parcours de Barthélemy et Cournet ( révolution, bagne, évasion, exil, misère, duel à mort ) et dans les personnages eux-mêmes, incroyables d'antagonisme tant dans le physique, le caractère que dans l'idéologie politique. Ils ont beau être républicains, et parfois alliés de circonstances, ils n'en sont pas moins rivaux voire ennemis.
Avec un magnifique intuition de l'incarnation qui passe par mille détails vivants, Olivier Rolin interroge un engagement révolutionnaire au XIXème qui résonne avec les déchirements de la gauche actuelle. Barthélémy et Cournet incarnent deux archétypes du révolutionnaire : le prolétaire et le bourgeois, le militant et l'aventurier, le partisan de Blanqui et celui de Ledru-Rollin, « celui que des causes sociales, matérielles obligent à vouloir la fin de l'ordre établi, passionnément », et « celui que le combat attire pour lui-même, avec tout ce qu'il entraîne d'oubli de soi, de fraternité rêvée, de vie dangereuse, de mépris et en même temps d'idéalisation de la mort ».
La description du Londres des exilés, avec ses guerres picrocholines qui recuisent dans l'atmosphère confinée de ce vase clos, est captivante. de façon générale, l'auteur a une aisance inouïe à évoluer sur différentes échelles spatio-temporelles. Les Paris-Londres du XIXème siècle répondent à ceux qu'ils sont devenus au XXème siècle. Je ne suis généralement pas fan des auteurs qui se mettent en scène dans le décor dans le roman et interviennent avec leur « je » dans le récit, mais là, la façon dont Olivier Rolin décrit ses déambulations, en mode rêveries modianesques, dans des lieux empreints de souvenirs, m'a enchantée.
Alors, c'est sûr que la lecture est dense, d'autant plus exigeante que le récit ne se fait jamais linéaire. La chronologie importe peu même si elle est rigoureusement établie et contextualisée. La narration est en fait circulaire, elle avance par écho, guidée par des souvenirs qui viennent des XXè ou du XIXè siècle, le tout raconté avec un présent qui palpite comme s'y on était. Et la langue est tellement belle, fluide et élégante, érudite et légère, évitant brillamment l'écueil de la pédanterie ( réel écueil lorsqu'autant de références sont affichées, notamment littéraires,on y croise Hugo bien sûr, mais aussi Balzac, Sue, Wilde ou Dickens ).
Un festin !
Après avoir occupé pendant 37 ans, un appartement sous-loué à son éditeur d’alors, dans un vieil immeuble de la rue de l’Odéon, l’écrivain Olivier Rolin est sommé de ‘vider les lieux’ notamment par voie d’expulsion et si nécessaire avec l’assistance de la force publique, ce dès le lendemain du premier confinement dû à l’épidémie du Covid, une époque où on relit Camus et Defoe, ‘La mort à Venise’ et ‘Le hussard sur le toit’. Lui, pour se changer les idées, relit « Le creux de la vague » de Stevenson mais avait oublié que « l’histoire débute sur le rivage de Papeete dévasté par l’influenza, au milieu d’—un sinistre bruit de toux suivi de suffocations— ».
Le ton caustique d’O. Rolin ne le quitte pas et encore quand il nous raconte en emballant le Stenson rapporté de Dallas où pour Libé livres, il était allé assister au lancement mondial d’un best-seller de Ken Follet en 1983, avec déjà 14 livres édités vendus à 38 millions d’exemplaires (score amélioré avec un récent plus de 76 millions), il me fait rire en écrivant : « Pas le genre à se faire virer de son appartement, Ken Follett ! ».
L’immeuble vendu par les héritiers, voisine avec ce que fut la librairie de Sylvia Beach qui édita l’‘Ulysse’ de James Joyce avec en face ‘La maison des amis des livres’ tenue par son amie Adrienne Monnier. Et puis il y a cette plaque commémorative dédiée à Thomas Paine, ‘le 10’ bar branché ouvert en 1955, les amis libraires et théâtreux, le coiffeur des stars, l’antiquaire et sa vitrine aux autographes napoléoniens. Chaque nom le renvoie à une myriade de souvenirs passés et présents, d’anecdotes littéraires, de petites traces biographiques, de livres. Beaucoup de livres…
Quelque 150 cartons de livres. Une bibliothèque qui est toute une vie à démanteler dans ce nouveau monde qui s’invite soudainement dans un fracas si silencieux quand modestement on aimerait bien retrouver celui ‘d’avant’… C’est avec la force de la délicatesse qu’Olivier Rolin nous livre l’authenticité de ses émotions et de son intimité. Pas le temps qui passe à toute blinde mais ces ruptures si soudaines avec les mondes d’avant qui nous font vivre autrement. D’ailleurs, la vie dans cet appartement date d’avant la fin du rideau de fer et probablement le téléphone à touches en était le dernier cri de la téléphonie, une époque en 1969 où on était très loin d’imaginer la société des portables et des réseaux qui actuellement bousculent bien notre monde. Pas de regrets mais un constat des temps qui changent et à 70 ans, « On est étonné de voir qu’on vient de si loin, d’un temps presque complètement oublié. (…) On revoit Rocard avec sympathie, Pierre Messmer sans aucune. Arafat et son keffieh tortillonné sur la tête, Walesa jeune métallo moustachu, Brejnev roulant un patin à Honecker. » Olivier Rolin a gardé des tonnes de journaux qu’il va avec culpabilité déverser dans la poubelle jaune. Et il nous offre à nous lecteurs, dans une assiette culturelle remplie à ras bord, ses lectures et ses souvenirs sortis de ces étagères qui en plus des livres rangés dans des voisinages de « rencontres plausibles » en évitant ceux « moralement inacceptables » comme des invités autour d'une table où des fois, certains comme les écrivains russes, peuvent «bénéficier de rayons à part dans la bibliothèque ». D’un coup, il est dans le Sapsan qui relie Saint-Pétersbourg à Moscou. « Autant de milliers de pages lues que de kilomètres parcourus ».
Avec les objets de la bibliothèque, Olivier Rolin nous entraine dans un voyage fabuleux. Le poignard yéménite, une jambiya, rapporté d’Aden et deux vieux fusils gravés de caractères arabes transportent l’esprit vers Rimbaud, Lawrence et Faycall le chemin de fer du Hedjaz et les gorges du Roum, et bien sur Monfreid avec des « souvenirs de livres qui s’étoilent ». Il nous entraine dans ces riches et fabuleux voyages orientaux en nous invitant à aller voir dans ces pages d’’Aden Arabie’ de Nizan, ‘La mort en Arabie’ de Hansen, ‘Les trésors de la mer rouge’ de Gary, ‘La lumière qui s’éteint’ de Kipling et rêver de voyager sur le ferry de Suez à Souakim, de naviguer sur un boutre, de rechercher l’ombre de la reine de Saba derrière un de ces moucharabiehs de la vieille Djeddah. Tous ces lieux quasi interdits aujourd’hui : Soudan en guerre, Ormuz aux mains des pirates et ne même plus pouvoir sortir de chez soi sans une attestation en ces jours de confinement où les livres ont été remède pour se rappeler sa chère Lisbonne, pour relire son cher Proust, repenser encore et encore à Joyce malgré une mémoire oublieuse « Parce que j’oublie presque tout, et de plus en plus vite bien sûr, ce qui rend l’accumulation de livres à la fois nécessaire —leur présence physique est un remède contre l’angoisse —et assez largement inutile puisqu’à peine lus, la plupart sont comme effacés. »
« Patrick m’attend avec sa camionnette déglinguée remplie d’un dernier chargement de livres (...) Je m’en vais. »
Une lecture riche et touchante qui a éveillé en moi une vive émotion.
Intrigué par un court passage digressif des Misérables, Olivier Rolin a entrepris une enquête remarquable, qu’il qualifie humblement de « note en bas de page » du célèbre ouvrage. « Les livres servent à en susciter d’autres » écrit-il. Le sien est d’une précision chirurgicale, fruit d’une documentation titanesque, et nous plonge en plein souffle révolutionnaire au XIXe siècle.
Au début du cinquième tome des Misérables, celui où Gavroche tombe sous les balles des gardes nationaux, Victor Hugo fait une digression sur les « deux plus mémorables barricades » qu’ait connu l’histoire sociale, non pas pendant l’insurrection républicaine de 1832 qui sert de cadre à son roman, mais plus tard, lors de la révolte ouvrière de juin 1848, peu après la proclamation de la IIe République. Barrant l’entrée du faubourg Saint Antoine et l’approche du faubourg du Temple d’une hauteur atteignant de deux à trois étages, ces « Charybde » et « Scylla » furent édifiées par deux chefs révolutionnaires, selon Hugo des antithèses l’un de l’autre – l’herculéen et tonitruant Frédéric Cournet, ex-officier de marine, et le « maigre, chétif, pâle » ouvrier Emmanuel Barthélemy, « une espèce de gamin tragique » –, qui, proscrits à Londres, finirent par s’entretuer en duel trois ans plus tard. C’est en l’occurrence le malingre qui eut raison du colosse.
Olivier Rolin qui, ancien militant d’extrême gauche investi dans l’organisation de sabotages, enlèvements et intimidations dans les années 1970, a écrit depuis sur la perte et la nostalgie de l’idéal révolutionnaire, était sans doute prédisposé comme personne à relever l’aparté de Victor Hugo et à s’intéresser de plus près à ces deux meneurs insurgés qui ont marqué le grand homme avant de tomber dans l’oubli. Son souci d’exactitude lui fait explorer d’une façon quasi maniaque la moindre trace, si ténue soit-elle. La littérature – Hugo, Balzac, Sue, Gauthier, Dickens et bien d’autres –, mais aussi la peinture, l’aident à superposer lieux et atmosphères d’alors à ceux et celles d’aujourd’hui. « La recherche de ces traces qui sont, avec la littérature, ce qui reste d’une ville disparue, est une activité d’essence mélancolique, mais qui ne va cependant pas sans une excitation d’autant plus grande qu’elles sont minuscules. »
Parfois, les informations manquent, ou se contredisent, le génie hugolien n’étant pas le dernier à prendre des libertés avec les détails réels pour parfaire son matériau romanesque. Scrupuleuse, la narration annonce ses limites, avance ses hypothèses, avoue ses erreurs, le tout dans une reconstitution qui reste fluide, se teinte d’humour, et surtout réussit à redonner vie à ses deux personnages historiques, sans les dénaturer, avec une intensité d’autant plus impressionnante que les indices sont rares, disséminés, et que les réunir relève de l’exploit. Et puis, l’on sait depuis le début que ces deux-là vont en venir à la confrontation. Attendue dans un certain suspense, cette partie du récit, avec le duel, la fuite, d’autres coups de feu meurtriers, une arrestation mouvementée et une exécution capitale n’a rien à envier aux péripéties d’un polar, captivant, immersif, véridique.
C’est admiratif que l’on referme cet ouvrage intéressant, modestement construit avec les copeaux laissés par le temps à travers lieux et littérature, et qui parvient magistralement à faire revivre dans toute leur authenticité les figurants d’un grand roman classique.
Une page des Misérables de Victor Hugo.
La scène des deux barricades, dans les rues de Paris en juin 1848.A la tête de l’une Emmanuel Barthélémy, à celle de la seconde, Frédéric Cournet.
Ce roman retrace le destin romanesque de ces deux hommes, de Paris à Londres.
Plus qu’une page d’Histoire, c’est un roman dans le roman ; des éclaircissements sur une histoire que l’on connait tous, les coulisses des barricades, du bagne, d’un coup d’Etat. C’est aussi la rencontre avec de très nombreux personnages, dont Karl Marx, Napoléon III, et Victor Hugo lui-même.
C’est une enquête sur deux acteurs de l’Histoire de France méconnus, mais aussi le portrait d’une société en pleine rébellion.
Un roman passionnant, où on se laisse porter par la confiance qu’on met dans l’auteur pour complètement adhérer à cette vision de l’Histoire du dix-neuvième siècle. Un vrai travail de recherche et d’écriture.
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