"On n'est pas dans le futurisme, mais dans un drame bourgeois ou un thriller atmosphérique"
On habite un très vieil appartement, on y a passé la moitié de sa vie, entassé un prodigieux bric-à-brac, journaux, lettres, photos, livres surtout, des livres partout - et puis un jour on est viré, il faut prendre ses cliques et ses claques. Un déménagement, écrit Michel Leiris, c'est une «fin du monde au petit pied», et c'est aussi un jugement dernier : chaque objet, pour être sauvé, est sommé de dire son histoire - un vieux chapeau parle d'un lointain voyage au Texas et d'un auteur de best-sellers internationaux, un fossile d'une plage de sable noir, au bout de la Sibérie, où Tchekhov imprima ses pas, les livres évoquent les lieux et les temps où on les a lus, la bibliothèque devient lanterne magique. Les histoires se bousculent, des paysages se déploient, sortis de l'oubli.Quand en plus la rue d'où on est chassé est celle où fut publié puis traduit l'Ulysse de Joyce, où deux librairies célèbres voyaient passer les plus grands écrivains des langues française et anglaise ; quand l'injonction de vider les lieux vous tombe dessus au moment où une pandémie assigne tout le monde à résidence... alors on se dit que ce chambardement mérite peut-être d'être raconté. On écrit ce livre.O. R.
Après avoir occupé pendant 37 ans, un appartement sous-loué à son éditeur d’alors, dans un vieil immeuble de la rue de l’Odéon, l’écrivain Olivier Rolin est sommé de ‘vider les lieux’ notamment par voie d’expulsion et si nécessaire avec l’assistance de la force publique, ce dès le lendemain du premier confinement dû à l’épidémie du Covid, une époque où on relit Camus et Defoe, ‘La mort à Venise’ et ‘Le hussard sur le toit’. Lui, pour se changer les idées, relit « Le creux de la vague » de Stevenson mais avait oublié que « l’histoire débute sur le rivage de Papeete dévasté par l’influenza, au milieu d’—un sinistre bruit de toux suivi de suffocations— ».
Le ton caustique d’O. Rolin ne le quitte pas et encore quand il nous raconte en emballant le Stenson rapporté de Dallas où pour Libé livres, il était allé assister au lancement mondial d’un best-seller de Ken Follet en 1983, avec déjà 14 livres édités vendus à 38 millions d’exemplaires (score amélioré avec un récent plus de 76 millions), il me fait rire en écrivant : « Pas le genre à se faire virer de son appartement, Ken Follett ! ».
L’immeuble vendu par les héritiers, voisine avec ce que fut la librairie de Sylvia Beach qui édita l’‘Ulysse’ de James Joyce avec en face ‘La maison des amis des livres’ tenue par son amie Adrienne Monnier. Et puis il y a cette plaque commémorative dédiée à Thomas Paine, ‘le 10’ bar branché ouvert en 1955, les amis libraires et théâtreux, le coiffeur des stars, l’antiquaire et sa vitrine aux autographes napoléoniens. Chaque nom le renvoie à une myriade de souvenirs passés et présents, d’anecdotes littéraires, de petites traces biographiques, de livres. Beaucoup de livres…
Quelque 150 cartons de livres. Une bibliothèque qui est toute une vie à démanteler dans ce nouveau monde qui s’invite soudainement dans un fracas si silencieux quand modestement on aimerait bien retrouver celui ‘d’avant’… C’est avec la force de la délicatesse qu’Olivier Rolin nous livre l’authenticité de ses émotions et de son intimité. Pas le temps qui passe à toute blinde mais ces ruptures si soudaines avec les mondes d’avant qui nous font vivre autrement. D’ailleurs, la vie dans cet appartement date d’avant la fin du rideau de fer et probablement le téléphone à touches en était le dernier cri de la téléphonie, une époque en 1969 où on était très loin d’imaginer la société des portables et des réseaux qui actuellement bousculent bien notre monde. Pas de regrets mais un constat des temps qui changent et à 70 ans, « On est étonné de voir qu’on vient de si loin, d’un temps presque complètement oublié. (…) On revoit Rocard avec sympathie, Pierre Messmer sans aucune. Arafat et son keffieh tortillonné sur la tête, Walesa jeune métallo moustachu, Brejnev roulant un patin à Honecker. » Olivier Rolin a gardé des tonnes de journaux qu’il va avec culpabilité déverser dans la poubelle jaune. Et il nous offre à nous lecteurs, dans une assiette culturelle remplie à ras bord, ses lectures et ses souvenirs sortis de ces étagères qui en plus des livres rangés dans des voisinages de « rencontres plausibles » en évitant ceux « moralement inacceptables » comme des invités autour d'une table où des fois, certains comme les écrivains russes, peuvent «bénéficier de rayons à part dans la bibliothèque ». D’un coup, il est dans le Sapsan qui relie Saint-Pétersbourg à Moscou. « Autant de milliers de pages lues que de kilomètres parcourus ».
Avec les objets de la bibliothèque, Olivier Rolin nous entraine dans un voyage fabuleux. Le poignard yéménite, une jambiya, rapporté d’Aden et deux vieux fusils gravés de caractères arabes transportent l’esprit vers Rimbaud, Lawrence et Faycall le chemin de fer du Hedjaz et les gorges du Roum, et bien sur Monfreid avec des « souvenirs de livres qui s’étoilent ». Il nous entraine dans ces riches et fabuleux voyages orientaux en nous invitant à aller voir dans ces pages d’’Aden Arabie’ de Nizan, ‘La mort en Arabie’ de Hansen, ‘Les trésors de la mer rouge’ de Gary, ‘La lumière qui s’éteint’ de Kipling et rêver de voyager sur le ferry de Suez à Souakim, de naviguer sur un boutre, de rechercher l’ombre de la reine de Saba derrière un de ces moucharabiehs de la vieille Djeddah. Tous ces lieux quasi interdits aujourd’hui : Soudan en guerre, Ormuz aux mains des pirates et ne même plus pouvoir sortir de chez soi sans une attestation en ces jours de confinement où les livres ont été remède pour se rappeler sa chère Lisbonne, pour relire son cher Proust, repenser encore et encore à Joyce malgré une mémoire oublieuse « Parce que j’oublie presque tout, et de plus en plus vite bien sûr, ce qui rend l’accumulation de livres à la fois nécessaire —leur présence physique est un remède contre l’angoisse —et assez largement inutile puisqu’à peine lus, la plupart sont comme effacés. »
« Patrick m’attend avec sa camionnette déglinguée remplie d’un dernier chargement de livres (...) Je m’en vais. »
Une lecture riche et touchante qui a éveillé en moi une vive émotion.
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