"On n'est pas dans le futurisme, mais dans un drame bourgeois ou un thriller atmosphérique"
Dans le roman de Camille de Toledo, le lecteur se retrouve face à un personnage principal en fuite, hanté par le passé de sa famille, par le manque de son présent. Camille de Toledo aborde la vie de celui qui reste après le suicide et la mort de ses proches. Il y a plusieurs mises en pages, des mots, des phrases et des images. Je suis rentré dans ce livre grâce à son ton, à la profonde empathie qui embrasse l’histoire. Le roman est à la troisième personne et parfois à la première personne. On fait ainsi des allers-retours avec les personnages et leur histoire, comme un nageur qui régulièrement reprendrait son souffle au cours de son avancée dans l’eau. J’ai eu l’impression d’être entre la conscience et le subconscient de Thésée, entre ce qu’il constate (surtout son présent) et ce qu’il refuse d’intégrer, ce qu’il tente d’étouffer (son passé donc). À partir de la situation tragique de son personnage, Camille de Toledo remonte l’histoire d’une famille, d’un héritage, d’un territoire et d’un continent. On remonte ainsi aux années 1930 par le récit de l’arrière-grand-père de Thésée, le récit d’une mort, à la veille de la Seconde Guerre mondiale et on revient vers Thésée en passant par la vie des générations qui l’ont précédé. L’auteur parle de l’exil, de cette Histoire qui détruisit des générations, de la Shoah et du poids du passé. Thésée veut seulement se projeter dans l’avenir, tente de ne plus sentir le passé dans lequel est planté son arbre généalogique. On suit un personnage qui étouffe à cause de son propre héritage. Il veut être moderne, ne porter son regard qu’ailleurs. Son esprit, puis son corps rapidement, s’embourbent dans ce passé que nous découvrons au fur et à mesure. Des moments de cette famille, les douleurs devenues secrets, se révèlent et montrent à quel point la parole a été éteinte pour éviter de parler du passé. Il fallait toujours regarder vers l’avenir. Thésée refuse les morts de sa propre histoire avant de se lancer dans le récit familial, de mettre des mots pour construire ce qui lui appartient.
On lit ce texte porté par un certain élan. Il n’y a pas de majuscule, pas de points. La ponctuation existe quand même, le rythme de la narration venant des virgules, des points-virgules. Et il y a ces blancs, ces sauts de lignes, des mots centrés, alignés d’un côté ou de l’autre, ouvrant des respirations, des hésitations, des doutes, des moments d’absence dans le fil de la pensée de Thésée, transformant ainsi le roman en poème. S’ajoutent des photos recadrées, rognées, aperçus plus ou moins là pour illustrer le texte. Ce livre foisonne d’informations, de souvenirs qui éclatent dans la tête de Thésée. Avec ses choix esthétiques, les pages prennent la forme de notes, d’esquisses, de tableaux. Le roman a de la texture, les feuilles ont de l’ampleur. On parcourt l’esprit de Thésée comme lui a fait son voyage vers l’Est. Le texte, dans une forme hybride et une narration qui donne de l’élan au chaos, montre brillamment la difficulté de construire son passé avec des manques, des absences et le fait de ne pas tout savoir, tout comprendre.
Profondément marqué par le suicide de son frère, Jérôme, Camille de Toledo, Alexis Mital pour l’état-civil, écrit sous le nom de famille de sa grand-mère paternelle : de Toledo.
« Espagnols, puis Ottomans,
reconnus comme Français, dénoncés comme Juifs
emportés tout au long de ce vingtième siècle désastreux
dont nous sommes les descendants »
Ces quelques mots résument à eux seuls une destinée familiale. Thésée, nom choisi pour le narrateur parce que cherchant à se libérer d’un labyrinthe encombré de destins tragiques, se débat dans beaucoup de souvenirs, retrouve des documents, des lettres, des photos dont certaines sont jointes au texte. Tout cela à partir de la mort tragique de ce frère qui s’est pendu le premier mars 2005.
Ensuite, c’est leur mère qui est retrouvée morte dans un bus, au terminus, puis leur père qui décède après une longue maladie. C’est alors que Thésée décide de partir pour Berlin qu’il nomme « la ville de l’Est » avec ses enfants et trois cartons contenant tous ces souvenirs qu’il devra explorer.
Ainsi, il remonte dans l’histoire familiale avec ces deux frères, Nissim et Talmaï, qui ont quitté Andrinople (Edirne aujourd’hui), en Turquie, pour devenir Français. Nissim se bat pour la France sur le front de la Première guerre mondiale et ses longues lettres adressées à son plus jeune frère, Talmaï, sont d’une lecture impressionnante et terriblement émouvantes. Nissim est tué par une bombe allemande le 16 juillet 1918.
Talmaï perd son fils, Oved, à l’âge de onze ans. Désespéré, ce père se tire une balle dans la tête le 30 novembre 1939.
La Seconde guerre mondiale apporte les dénonciations, la déportation, cette haine anti-juive qui ne semble jamais s’éteindre. Reste Nathaniel, autre fils de Talmaï, devenu « patron de gauche », qui marie sa fille, Esther, à celui que l’on surnomme Gatsby, en 1969, futurs parents de Jérôme et Thésée. Si l’auteur parle des Trente Glorieuses dont ses parents disent avoir bien profité, il faut quand même préciser que tous les Français ne vivaient pas dans un milieu aussi privilégié.
Ainsi, Thésée, sa vie nouvelle pourrait sembler être une saga familiale. Pas du tout. Dans ce livre hors normes, sans majuscule, sans point, avec une mise en page originale réussie par les éditions Verdier, de Lagrasse, merveilleux village de l’Aude, Camille de Toledo se livre à une introspection très poussée sur la mort, le suicide, l’histoire familiale et notre lien avec la matière.
Son écriture très originale m’a surpris au début puis je m’y suis fait rapidement, aimant lire ces références historiques, souffrant avec lui lorsque, à Berlin, il est marqué, dans son corps, par toutes les questions qu’il se pose. Parlant de Thésée à la troisième personne, cela ne l’empêche pas de s’exprimer régulièrement en utilisant le « je ». J’ai aussi été très impressionné par son dialogue avec son frère lorsqu’il vient s’asseoir près de sa tombe.
Thésée, sa vie nouvelle, Camille de Toledo nous l’avait présenté aux Correspondances de Manosque 2020 et voici ce que j’écrivais sur http://notre-jardin-des-livres.over-blog.com/ :
Place Marcel Pagnol, nous découvrons un auditoire impressionnant pour écouter un Camille de Toledo captivant. Si son vrai nom est Alexis Mital, il publie sous ce nom de plume aux consonances ibériques : Camille de Toledo.
Yann Nicol le questionne à propos de Thésée, sa vie nouvelle et il suffit de lancer Camille de Toledo pour être subjugué. Un homme, son narrateur, se rend en train à Berlin avec un carton d’archives. Faut-il l’ouvrir ou pas ? Ainsi la question est posée : Quelle histoire de l’avenir écrivons-nous au nom du passé ? L’auteur veut qu’à la fin de notre lecture, nous nous demandions : qu’ai-je appris en allant au bout de cette histoire ? Qu’est-ce que j’ai partagé ?
Il y a d’un côté, les promesses non tenues du passé. Qu’en faire ? Mais aussi qu’avons-nous fait ? C’est la question de ce début de siècle et nous sommes en plein mythe de Thésée avec une dette à payer à un monstre. Nous devons nettoyer les eaux mortes du temps pour nos enfants, savoir exactement ce qui s’est passé à propos des colonies, de l’esclavage, de cette économie mise en place et pour cette écologie qui tarde à s’imposer.
Toutes ces questions sont essentielles et nous avons vraiment été impressionnés par cet auteur que nous avons découvert en cette fin d’après-midi, à Manosque.
Chronique illustrée à retrouver sur : https://notre-jardin-des-livres.over-blog.com/
Brillant et remarquable.
Historique, littéraire, érudit ce roman graphique sous forme de BD aux dessins sépia et couleurs talentueux, se consacre au grand écrivain Isaac Babel en faisant revivre son rapport au judaïsme, (l’album est parcouru par des mots en Yiddish, plaisanteries, chants et coutumes juives), ainsi qu’à la révolution russe et à la société bolchevique de l’ex-URSS.
Après la présentation de Nathalie Babel, une des filles de l’auteur, qui, réfugiée en France sous l’occupation allemande puis émigrée aux US après la Libération, finit ses jours à Washington en 2005, l’album se compose de cinq parties :
1/ L’arrestation de Babel et son séjour à la prison de Loubianka où il sera interrogé et torturé. Il se servira des quelques feuilles de papier qui lui ont été données pour qu’il y consigne ses aveux de culpabilité inexistants pour écrire une lettre à sa fille Nathalie alors âgée de 4 ans, qu’il venait de quitter à Paris.
2/ Les auteurs de la BD animent brillamment sous plumes et pinceaux l’histoire de Babel inspirée par ses écrits quasi tous autobiographiques (sous couvert d'un déguisement obligé), en mettant principalement en scène le personnage créé par Babel dans « Les récits d’Odessa », Bénia Krik, « le Roi », meneur des bandits juifs, sorte de Robin des Bois à la tête d'une pègre des bas-fonds, qui par la force des choses, finit par s’associer aux bolcheviques qui l’assassineront, lui et ses amis, après l’avoir floué et s’être servi de lui.
S’identifiant à son personnage, Babel avait été visionnaire de son propre destin…
"Poète, ne fait pas cas de l'amour populaire. Le bruit momentané des louanges passera... tu entendras le jugement du sot et le rire de la froide multitude mais toi, reste ferme, tranquille, farouche." Pouchkine
3/ Fin de vie et assassinat de Babel dont le corps a été jeté dans un des nombreux charniers sous Staline.
4/ La lettre retrouvée et l’émotion de sa fille devenue âgée, apprenant la nouvelle.
« J’ai grandi en souhaitant qu’un jour, une porte s’ouvre et que mon père entre. » N. Babel
Lettre miraculeusement retrouvée sous Khrouchtchev en 1960.
Après la mort de Staline, les prisonniers politiques ont été libérés et la prison rénovée. C’est un peintre qui l’a retrouvée cachée dans un mur et l’a gardée pendant des années chez lui puis a décidé avant son départ de Moscou, de la remettre à l’association «Memorial ».
5/ Texte de la lettre testamentaire du père à sa fille.
Témoignage précieux et majeur de l’autobiographie et de la pensée d’Isaac Babel.
D’une émotion bouleversante…
Annexes et documentaires riches d’informations :
Une conversation des auteurs avec la traductrice attitrée des œuvres complètes d’Isaac Babel, enrichie de nombreuses photos documentaires dont celle très désarmante et touchante du regard d’Isaac Babel à sa fille de 4 ans en 1933 à l’occasion de son deuxième séjour à Paris;
Un repère chronologique, de la mort d’Isaac Babel datée au 27 janvier 1940 aux disparus de l’histoire soviétique jusqu’en 2020 date à laquelle l’association Memorial subit des attaques d’un régime « qui prône une lecture totalement révisée de l’histoire ».
En quatrième de couverture, citation d’Isaac Babel :
« Tout est tué par le silence. »
C’est un album riche, généreux, intelligent, instruit, talentueux, poignant, absolument réussi et saisissant.
C’est sous la forme d’une mélopée, d’un long poème lyrique, soutenue par une sublime musique des mots que Camille de Toledo se penche sur l’histoire d’une lignée, pour tenter d’écarter avec ferveur le poids d’une malédiction qui a conduit les hommes de cette famille à se donner la mort tandis que les survivants sont lestés de peurs ancestrales, de celles qui attaquent les corps autant que les âmes.
Thésée a cru que la rédemption viendrait de l’exode, vers un autre pays, là où personne ne sait les malheurs qui l’ont précédé, mais la fuite n’est pas la solution : autant enterrer une taupe, qui n’en creusera pas moins de multiples galeries qui fragiliseront le sous-sol.
Alors c’est de regarder l’histoire en face, sans esquive, en parcourant les traces que les ancêtres ont laissées dans l’histoire, sous forme de lettres, de photos, qui guidera l’homme atteint dans son corps, que toutes les médecines du monde ne parviendront pas à soulager. Comprendre pour effacer le poids du silence, pour balayer les peurs tapies dans l’environnement chimique de notre héritage génique.
C’et ainsi que Thésée questionne les avancées scientifiques qui font de l’épigénétique une des voies d’explication du mal-être qui accompagne certains d’entre nous. Et la charge est si lourde dans cette famille, et tant d’autre, minée par les guerres, les déportations, les suicides, toutes causes qui s’intriquent et trois générations plus tard continuent de blesser ou de tuer.
On ne redira pas assez l‘élégance la forme, sublime, d’une musicalité émouvante, avec ces phrases qui ponctuent comme autant de refrains le récit. Mais l’esthétique n’est pas la seule force : la dissection minutieuse des processus impliqués dans les ravages des secrets de famille aboutit à une hypothèse scientifique vertigineuse.
Un texte sublime, indispensable.
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