La littérature fait surgir la beauté des souffrances, dans le roman ou dans le récit. C’est cette dernière forme que la romancière Minh Tran Huy a choisie pour écrire Un enfant sans histoire, qui raconte les premières années de la vie de son petit garçon Paul, atteint d’un autisme sévère, découvert quand il a trois ans.
Aucun pathos mais une voix vibrante, le réel dur et froid, la désespérance et l’endurance, le recul et la clarté dans ce livre bouleversant. Dans Un enfant sans histoire, il y a l’énergie des survivants et la dignité de ceux qui ne se plaignent pas mais dont les souffrances éclaboussent la page. Et puis il y a la lumière de cet enfant qui se conjugue éternellement au présent, au sourire inouï, bourré de vie et de secrets indéchiffrables, épuisant et magnifique.
Un enfant sans histoire est aussi le constat plein de colère froide du scandaleux retard qu’a la France en matière de prise en charge de l’autisme et des handicaps au sens plus large. La honte à entendre les politiques repris en chœur par les institutions publiques qui multiplient les discours sans qu’aucune main ne soit tendue réellement vers les fragiles.
Comment vivre un drame qui dure ? C’est la leçon faite de détresse et de détermination que l’écrivain Minh Tran Huy livre dans ce petit chef d’œuvre qui s’extirpe du témoignage pour servir la littérature.
Karine Papillaud
Entretien avec Minh Tran Huy : « La France a et a toujours eu un problème avec le handicap »
- Vous publiez Un enfant sans histoire (Actes Sud), un récit qui mêle votre expérience personnelle de maman d’un enfant autiste, avec le parcours de l’américaine Temple Grandin. Qui est Temple ?
Temple Grandin, qui est née en 1947, est une autiste qui a inversé le cours du destin qui lui était promis. Alors que les médecins conseillaient à sa mère de l’institutionnaliser, cette dernière, qui était une femme intelligente et cultivée, avec des moyens (elle avait épousé l’héritier d’un empire du blé aux États-Unis…), a résisté et décidé d’employer des stratégies éducatives différentes pour voir si l’on ne pouvait pas apprendre « scientifiquement » à sa fille ce que les autres enfants apprenaient par eux-mêmes. Elle l’a amenée chez l’orthophoniste, a engagé une gouvernante, fait des démarches auprès d’écoles privées, et cela a fonctionné.
Temple, qui était une petite fille colérique, qui ne parlait pas, et s’amusait à barbouiller les murs de sa chambre d’excréments, a appris à parler, est allée à l’école, plus tard à l’université et est devenue professeure d’université ainsi qu’une sommité internationalement reconnue dans son domaine – spécialiste de zootechnie et pionnière du bien-être animal, elle a dessiné des installations pour l’industrie d’élevage qui permettent aux bêtes de se diriger de façon fluide là où on veut qu’elles se dirigent, sans avoir besoin de les battre, et d’annihiler tout stress en les abattant sans qu’elles se rendent compte de ce qui leur arrive.
Elle est devenue une véritable célébrité. Elle a été en effet la première à écrire une autobiographie d’autiste, à décrire ce trouble de l’intérieur, et s’est ainsi faite l’ambassadrice de millions d’autistes à travers le monde – les spécialistes pensaient jusqu’alors que les autistes n’avaient pas de vie intérieure, précisément. Sa trajectoire en forme de success story était si spectaculaire qu’on en a fait un film, un biopic, Temple Grandin, récompensé par sept Emmy Awards et un Golden Globe pour Claire Danes, qui jouait son rôle.
- Il y a Temple et il y a Paul, votre fils, né en 2013 et qui est atteint d’autisme lui-aussi. Vous avez déjà écrit sur vos racines vietnamiennes, le déchirement de vos origines, mais toujours par le biais de contes ou du roman. Pourquoi avez-vous pris la décision d’écrire un récit sur un sujet aussi personnel ?
Initialement, je ne pensais pas écrire quoi que ce soit, je cherchais à aider et à sauver Paul. J’ai beaucoup lu sur le sujet, mon mari et moi avons entamé un véritable parcours du combattant pour le faire diagnostiquer, lui trouver une prise en charge adaptée – la France a quatre décennies de retard à cet égard – dégotter des aides – il faut remettre un dossier de vingt pages à la Maison départementale des handicapés, avec certificats, devis, description d’un projet de vie pour l’enfant, etc. Nous avons mis toute notre énergie et tout notre cœur dans cette entreprise. Nous nous sommes épuisés dans cette quête. Et quand nous nous sommes rendus compte que Paul ne parlerait jamais, qu’il pouvait progresser, mais qu’il n’irait sans doute pas au-delà des compétences d’un enfant de deux ans, j’ai commencé à vouloir écrire à ce propos.
Comme beaucoup d’écrivains, je cherche à raconter l’irracontable, à poser des mots sur le silence, à mettre au jour ce qui est caché, omis ou oublié. J’ai voulu donner une forme au chagrin qui nous a dévastés, mon mari et moi. Paul était une énigme. Que ce soit dans les livres ou dans les films, tout personnage classique évolue et se transforme au fil de diverses épreuves pour devenir un héros, bon ou mauvais, mais un héros. Comment faire un personnage d’un enfant qui ne parle pas, dont on ne sait ce qu’il ressent, s’il pense, comment il pense, et qui ne transforme pas ? C’était un défi et j’ai voulu essayer de le relever. Écrire ne sauve de rien mais c’est mieux que rien… À choisir, j’aurais donné tous mes livres pour sauver Paul. Mais puisque cela n’est pas possible, j’ai voulu tenter de faire un livre de notre vie avec lui, à ses côtés.
Je ne peux pas parler pour lui, mais je peux parler au plus près de lui. Je peux tenter de donner une histoire à un petit garçon qui n’en avait pas. Je peux lui dire mon amour, même s’il ne le sait pas, même s’il ne lira jamais ce texte qui le lui déclare. L’écrire est sans doute inutile, mais pas vain.
- Ecrire sur son enfant, reparcourir ces années de douleurs était une gageure. Comment avez-vous réussi à prendre la distance nécessaire pour l’écriture ?
Le temps, tout simplement. Je n’aurais pas pu écrire ce texte quand Paul avait deux ans. C’est en acceptant (plus ou moins) notre échec, en comprenant que nous arrivions à un autre stade de la vie avec Paul, que j’ai commencé à prendre du recul et à réfléchir en termes de forme et de structure. J’ai mis plusieurs années avant de trouver celle qui convenait mais l’écriture du livre en elle-même a été rapide : dès lors que j’ai décidé de tisser les parcours de Paul et de Temple, de la real story et de la success story, de l’absence de trajectoire et de la trajectoire exceptionnelle, je n’ai pas eu besoin de plus de six mois.
- Vous dites que ce livre est l’histoire d’une défaite, ce qui est radical et procède d’une douleur immense. L’acceptation est-elle libératoire ?
J’imagine que oui, mais le terme me gêne un peu. Ai-je accepté ? Je m’y efforce. Mais même à supposer que j’y réussisse cela ne change rien au quotidien avec Paul, aux nuits sans sommeil, aux douleurs dont il souffre et sur lesquels nous menons sans cesse des enquêtes, étant donné qu’il ne peut nous indiquer où il a mal – il ne sait pas identifier les différentes parties de son corps ou en tout cas ne peut nous le communiquer – aux soucis qui nous dévorent concernant son avenir.
Comment lui trouver une structure quand la France en a si peu ? Comment trouver des personnes formées pour prendre soin de lui quand le pays accuse un tel retard ? Comment faire pour se reposer quand les maisons de répit, qui permettent aux parents de souffler un peu en accueillant les enfants et adultes autistes quelques jours, se comptent sur les doigts d’une main ? Cet été, nous avons confié Paul à une association formidable pour trois semaines, ce qui nous a sauvé la vie : nous avons aussi un bébé de vingt-deux mois et les vacances à quatre sont pour l’heure impossibles, car Serge, qui comme tous les bébés peut pleurer, ne sait pas encore poser sa voix, et ne réagit pas de façon prévisible pour Paul, représente une source de douleur et de stress immense pour son aîné, au point que ce dernier pleure de peine, s’arrache littéralement les cheveux et en vient à frapper son cadet tant il lui est insupportable sensoriellement… Nous avons été extraordinairement heureux et chanceux d’obtenir une place dans cette association, mais cela coûte tout de même 5000 € pour trois semaines ! L’acceptation ne change rien à tout cela, mais elle m’aide à voir mon fils autrement et à tenter de lui donner le plus de joie possible.
- On découvre dans votre livre que si la moitié des enfants autistes n’accèderont jamais au langage, ils souffrent tous d’une hypersensibilité aux odeurs, au bruit, parfois aux couleurs…
Oui, cet aspect sensoriel a été longtemps négligé et Temple Grandin souligne à cet égard que si beaucoup d’aspects de son trouble ont été bien pris en charge grâce au bon sens, à la ténacité et aux moyens de sa mère, d’autres que cette dernière ne pouvait soupçonner, ne l’ont pas été. Comment savoir que votre enfant quand il enfile un chapeau de velours, a l’impression qu’on l’a coiffé d’une chape de plomb qui l’étouffe ? Comment deviner que la sirène de brume d’un bateau n’est pas simplement forte, mais lui déchire les tympans, au point qu’il en est réduit à se rouler par terre de douleur ? On se dit juste qu’il fait des caprices, ou qu’il joue un genre de comédie, alors que la souffrance est bien réelle.
Temple explique très bien qu’il lui est impossible de trier les sons : lors d’une fête, toutes les conversations sont pour elle au même niveau sonore. En résulte une cacophonie qui lui donne l’impression que sa tête va exploser. Et comme personne ne vous dit que les autres ne ressentent pas cela, vous en déduisez naturellement que c’est vous qui avez un problème, que vous êtes une petite nature et que vous ne faites pas assez d’efforts…
Paul a tant de mal à supporter le bruit qu’il est incapable de déjeuner à la cantine avec les autres enfants souffrant de troubles du spectre autistique de son institut médico-indicatif. Il est hypersensible de l’ouïe. Mais hyposensible du goût et du toucher : son corps « cherche » de ce fait à avoir des informations supplémentaires, et c’est l’une des raisons, pense-t-on, pour lesquelles Paul apprécie les goûts forts (les chips au poivre !), porte tout à la bouche comme un tout-petit, court partout en touchant, jetant, tâtant tout ce qu’il peut…
- Un enfant autiste, c’est une affaire de famille. Qu’est-ce qui change dans le couple pour que 85% des parents d’enfants autistes se séparent ?
Eh bien, déjà, il faut imaginer qu’au lieu de trois ou six mois de nuits blanches, vous aurez droit à neuf ans de sommeil interrompu à toute heure de la nuit ! Quand vous êtes si épuisés que vous ne savez plus distinguer le jour de la nuit, comment demeurer un compagnon ou une compagne agréable, tendre, attentionné(e) ? C’est trop dur, tout simplement.
Et puis se rendre compte qu’il faudra prendre soin toute votre vie de cet enfant qui aura toujours dix-huit mois ou deux ans au maximum d’âge mental, même quand son corps aura dix, vingt, quarante, soixante ans… Que lui apprendre la propreté, à manger seul, à se laver seul, peut prendre des années, à supposer qu’on y arrive, que votre patience est sans cesse soumise à l’épreuve, avec des instructions et des procédures qu’il faut répéter ad nauseam, qu’il y a toujours besoin de plus d’argent et de personnel formé, avec une noria de babysitters dont il faut recommencer le recrutement et la formation tous les six mois au mieux, sans compter la recherche d’une structure pour les trois ans de l’enfant, d’une autre structure pour ses cinq ans, d’une autre encore pour ses douze ans…
Tout cela sans répit, sans personne vous relayer, alors qu’il vous faut continuer à travailler pour gagner l’agent nécessaire et que votre vie sociale s’est réduite à peau de chagrin… Je me demande plutôt comment 15% des couples tiennent le coup !
- Paul a désormais un tout petit frère, quel est le risque qu’il soit lui aussi autiste ? N’y a-t-il pas de moyens de vous rassurer ?
Il y a ou plutôt il y avait un risque statistique : dans cette configuration (bébé garçon, frère aîné autiste), quelque chose comme 13% il me semble. Je parle au passé car nous sommes à peu près rassurés : Serge montre du doigt, répond à son prénom et vous regarde dans les yeux, toutes choses que Paul n’a jamais faites spontanément. Il est très sociable, va vers les autres, fait sa star dans le bus comme dans la boulangerie (je ne compte plus les meringues et autres chouquettes qui pleuvent sur lui), adore qu’on le regarde, cherche toujours à jouer…
Bref il ne montre aucun des signes pouvant inquiéter. Mais tout le long de la grossesse et durant les dix-huit premiers mois de sa vie, nous étions évidemment angoissés et avons fait montre de beaucoup de vigilance.
- Vous évoquez un sentiment de « trahison » vis-à-vis de Paul depuis cette naissance. Les parents que vous êtes se trouvent-ils en conflit de loyauté et comment vous en libérez-vous ?
Nous sommes évidemment heureux de pouvoir connaître une parentalité « ordinaire » avec Serge et tristes de ne pouvoir faire en sorte que Paul puisse évoluer et progresser comme le fait son petit frère. La présence de ce dernier ne fait que souligner l’extrême vulnérabilité de Paul. Mais il n’y a pas vraiment de conflit de loyauté, nous les aimons également et nous sommes heureux de les avoir tous les deux, bien que la vie avec Paul exige énormément de nous. Serge est incomparablement plus simple à amuser et à élever, c’est certain. Mais nous les adorons tous les deux. Nous sommes juste infiniment plus inquiets pour Paul.
« La France n’a pas réussi à combler le retard de plusieurs décennies dont elle souffre à l’égard de la prise en charge de l’autisme »
- Existe-t-il une solidarité, des associations, une communauté de parents d’enfants autistes et une entraide ?
Les parents se regroupent souvent en associations pour pallier les déficiences de l’État. Ils se « partagent » ainsi le coût des thérapeutes et la lourdeur de la gestion - car prendre soin d'un enfant autiste revient à gérer un genre de PME, entre l'emploi du temps à organiser, les intervenants à recruter, les formalités administratives à remplir... Il existe grâce à l’association TouPi, qui fait un remarquable travail concernant l’intégration scolaire, un lieu où des parents peuvent venir, parler, recevoir des informations et de l’aide. Les Centres de Ressources Autisme ont peut-être des adresses ; celui d’Île-de-France organise des formations et si des parents –souvent des mères- se retrouvent d’une formation à une autre, elles peuvent nouer des liens. Personnellement, et c’était peut-être parce que j’avais trop le nez dans le guidon et que le handicap de Paul était trop lourd à prendre en charge au quotidien, je n’ai pas réussi à nouer un lien avec d’autres parents, à trouver une forme d’entraide. Chacun se bat déjà pour tenter de sortir la tête de l’eau et d’aider son enfant dans un pays où les obstacles et les manques sont tellement nombreux…
- Votre livre fait aussi le point sur les différentes prises en charge des enfants autistes en France. Où en sommes-nous, la France est-elle vraiment au point ? Comment le percevez-vous d’après votre expérience ?
Non, la France n’est pas du tout au point. Elle n’a pas réussi à combler le retard de plusieurs décennies dont elle souffre à l’égard de la prise en charge de l’autisme. Elle a été condamnée cinq fois par le Conseil de l’Europe pour discrimination vis-à-vis des personnes avec autisme, deux fois par l’ONU… Et tout cela dans un silence assourdissant. On continue d’envoyer des familles et des patients par milliers en Belgique car cela coûte moins cher, il existe toujours une inégalité sociale et territoriale effroyable en termes d’accès aux soins, et de prise en charge de ces mêmes soins.
Encore une fois, mon mari et moi avons été chanceux : nous savons constituer un dossier, nous avions les moyens d’avancer les frais, nous avons réussi à trouver des thérapeutes compétents, et puis nous étions deux, et solidaires malgré le stress et l’angoisse endurés. La polémique de Zemmour sur l’école inclusive au moment des élections offre un bon exemple de l’impréparation des pouvoirs publics : on a pu voir qu’aucun des politiques ne connaissait le dossier – ils ont tenu un pauvre discours plein de clichés condamnant les propos du grand méchant d’extrême-droite mais ils ne connaissaient rien sur le fond, n’avaient aucune idée de la situation en France.
Le seul à avoir tenu un discours intelligent, c’est François Ruffin, qui a aussi réalisé le documentaire Debout les femmes ! – ceci expliquant cela et vice-versa. Il a souligné que nous disposions en France d’une inclusion low-cost : intégrez, mais surtout, que cela ne coûte pas plus cher, et tant pis si cela fait tout peser sur les épaules des AESH qui accompagnent les enfants avec handicap à l’école. Tant pis si elles sont payées sous le seuil de pauvreté parce que les déplacements d’un établissement à un autre ne sont pas rémunérés, tant pis si elles doivent faire face non plus à deux ou trois handicaps mais cinq ou six, tant pis si elles ne bénéficient pas d’une formation adéquate, etc.
En vérité, la France a et a toujours eu un problème avec le handicap : c’est une société fondée sur la méritocratie – un joli mot qui ne fait que masquer un darwinisme sans foi ni loi – et la performance. On veut bien des étrangers s’ils sont utiles, on veut bien des gens différents, s’ils font progresser la croissance à deux chiffres. Les autres ne sont bons qu’à être jetés… et le sont d’ailleurs.
- Vous évoquez aussi la scandaleuse attitude de certains psychiatres qui incriminent… les mères. Comment explique-t-on cet archaïsme ?
La France est le pays qui compte le plus de psychanalystes par habitant au monde… Personnellement, je n’ai rien contre la psychanalyse en tant que telle, tant mieux si elle aide des gens ; puis c’est pour moi un système de pensée très littéraire, très riche de ce point de vue. En revanche, je considère qu’elle n’a rien à faire dans le traitement de l’autisme. À la question de savoir si la psychanalyse permettait d’accéder à la vérité, l’écrivain et psychanalyste Michel Schneider répondait par la négative ; elle offrait selon ses dires une version des événements, une interprétation qui permettait au patient d’aller mieux et d’avancer dans sa vie. Il s’agit d’un système de croyances auquel adhèrent des adultes consentants.
Faire de la psychanalyse de supermarché pour expliquer que l’autisme de votre enfant est lié à un trauma psychologique dont vous êtes directement ou indirectement responsable du fait de votre histoire familiale, de vos rapports avec vos parents, du fait que vous ayez trop voulu cet enfant ou pas assez, que vous êtes trop froide ou trop chaude, est non seulement inepte scientifiquement - ce qu’un rapport de la Haute Autorité de Santé a du reste établi en 2012 - mais n’apporte rien de bon à qui que ce soit. Qu’en 2015, on en vienne à m’exposer que mon fils est autiste parce que je suis d’origine étrangère et que l’exil de mes parents immigrés et la violence des guerres au Vietnam ont occasionné un traumatisme qui fait que mon fils ne parle pas - tout cela sans qu’on pose la moindre question à mon mari qui se tenait à mes côtés - paraît ahurissant. Mais cela s’est bel et bien passé et je suis malheureusement loin d’être la seule à avoir dû endurer ce type de discours officiellement prohibé.
- Par le truchement de la vie de Temple, vous abordez également la question du bien-être animal.
Oui, j’ai beaucoup pensé au Silence des bêtes d’Elisabeth de Fontenay et à son travail sur la vulnérabilité – et au fait qu’elle avait un frère autiste qui n’a pas pu, je pense, ne pas influer sur sa pensée et l’orientation de ses recherches. Elle lui a d’ailleurs consacré un texte, Gaspard de la nuit, autobiographie de mon frère. Temple a fait une force de sa manière particulière de voir, de penser et de ressentir les choses, que beaucoup considéraient comme une faiblesse ou un handicap. Parce qu’elle comprenait les bêtes, elle a noué avec elles un lien unique, et si elle comprend qu’on doive les abattre – elles sont élevées dans ce but – elle a voulu leur donner une mort digne. Elle considère qu’on leur doit ce respect. Elle a donc réfléchi à la façon d’améliorer leur sort.
Du fait de ses particularités, elle a été à même de porter des diagnostics sur ce qui n’allait pas dans tel établissement vétérinaire, tel abattoir, tel parc d’engraissement. Car comme elles, Temple était gênée par les fréquences de certains sons, les jeux de lumière, le mouvement… Elle a ainsi pu indiquer qu’il n’était pas besoin de démolir telle installation ; il suffisait d’ôter le drapeau américain qui flottait au-dessus d’elle, et que le vent faisait bouger. Ou établir que les bêtes s’arrêtaient à tel endroit de leur parcours parce qu’il y avait là trois petits trous qui laissaient passer le jour – trois bouts d’adhésif plus tard, c’était réglé ! Elle a réussi à convaincre les gestionnaires non en faisant appel à leur bon cœur ou leur humanité mais à ce qui les intéressait : le temps et l’argent. Si vous bâtissez des installations qui tranquillisent les bêtes, permettent de les abattre sans qu’elles en aient conscience, vous gagnerez du temps et de l’argent, car la viande d’une bête trop stressée est immangeable, donc invendable…
- Temple remarque qu’en Amérique « les états qui se préoccupent du bien-être animal veillent également sur celui des handicapés et que les Etats qui n’ont pas aboli la peine de mort sont aussi ceux où les animaux et les handicapés sont les moins bien lotis ». Il y aurait corrélation entre le sort des faibles et le degré de civilisation d’une société. Partagez-vous ce constat ?
Oui, je pense que l’avancement et l’humanité d’une société se jugent au sort qu’elle réserve à ses citoyens les plus vulnérables, les plus faibles, les plus blessés. Le nazisme était à cet égard radical : on élimine les handicapés car ils ne peuvent trouver place dans le grand organisme d’une nation nazie. On assassine donc les handicapés.
Hans Asperger aura ainsi envoyé à la mort les enfants autistes qu’il jugeait impossibles à intégrer - une extermination non pas industrielle comme dans les camps mais individuelle, les médecins et infirmières connaissant chacun des enfants qu’ils ont tués, comme l'a montré Edith Scheffer dans Les Enfants d'Asperger. On retrouve ici l’acceptation de la différence féconde qui peut nourrir la croissance à deux chiffres et le rejet de la différence improductive, qui dérange et qui pèse et sur laquelle au mieux on fait silence, quand on ne la dénonce pas.
Le pire étant peut-être les personnes qui disent n’avoir aucun problème avec le handicap mais agissent à l'opposé de cette affirmation. Je pense ainsi à notre voisin du dessus, qui trouve insupportable le bruit que fait Paul - tandis que celui de son petit frère, jugé normal, est accepté - m'a intimée de "mettre une camisole" à Paul et de l’enfermer. Il nous a menacés maintes fois « de faire de notre vie un enfer », et saute comme un possédé sur les plafonds de notre chambre mais aussi des chambres de Serge et de Paul pour nous en faire la démonstration, sans se rendre compte que petit Paul ne fait pas exprès de faire du bruit - il souffre - tandis que lui, si.
Propos recueillis par Karine Papillaud
Bonjour, c'est vraiment un entretien fort, sincère et très émouvant. Je suis toujours autant sidérée et choquée par le fait que le handicap quel qu'il soit ne soit pas vraiment pris en compte et reconnu dans notre pays.
Courage, patience à tous ceux qui luttent au quotidien pour aider leurs enfants ou leurs parents ou leurs frères et sœurs...
Un livre à decouvrir avec plaisir ,mais quel calvaire pour les parents ,un courage formidable d assumer cela , j ai côtoyer des enfants autisme dans ma vie professionel ,ils sont attachants , un livre rempli pleins d amour pour cette maman ,mais dans les foyers sa ne se passent pas toujours comme on voudrais à lire très très intéressant bravo à l auteur