"On n'est pas dans le futurisme, mais dans un drame bourgeois ou un thriller atmosphérique"
En 2015, Joe Sacco s'est rendu par deux fois dans les territoires du Nord-Ouest du Canada, au-dessous de l'Arctique. Il est allé à la rencontre des Denes, un peuple autochtone. L'auteur nous raconte l'histoire de ce peuple, ses traditions, restées intactes pour certaines, les premières rencontres avec les Anglais. Pendant longtemps, les peuples indigènes du Grand Nord, vivant sur des terres non propices à la colonisation agricole, restèrent livrés à eux-mêmes, jusqu'à ce que la découverte de pétrole et d'or incite le gouvernement à officialiser son autorité sur eux, comme sur leurs terres. À cette période, les autorités s'appropriaient les territoires, non plus par les massacres, mais cliniquement, méthodiquement, et de façon administrative - grâce à des traités. En lisant ceux-ci, on n'échappe pas à l'impression que les «Indiens» ont donné la terre où ils vivaient en échange de la promesse d'une annuité de quelques dollars, de quelques outils et de médailles pour ceux qui se disaient leurs chefs. Aujourd'hui, la fracturation hydraulique ajoute la pollution à la spoliation initiale.
Je connaissais Joe Sacco pour avoir lu deux de ses ouvrages (pas ses plus célèbres) : « La grande guerre, le premier jour de la bataille de la Somme » et « Jours de destruction, jours de révolte ». Je retrouve dans ce gros pavé de 270 pages ce qui m’avait séduite dans les précédents : un dessin précis, documenté et minutieux ainsi qu’une multiplication des témoignages et des points de vue pour éviter le dogmatisme. J’ai même l’impression que, même si cela se passe au Canada (dans les Territoires du Nord-Ouest quelque part entre la Colombie britannique et le Yukon), « Payer la terre » est comme un long prolongement de la première enquête de « Jours de destruction » qui avait pour cadre les dernières réserves indiennes des USA où les populations dépossédées de leurs terres étaient gangrenées par la violence et la drogue. Sacco y montre pareillement les méfaits d’un système qui détruit l’homme et l’environnement.
Ceci se retrouve d’emblée sur la couverture : Joe Sacco la sépare en deux parties : en haut, couleur sépia, couleur des vieilles photos d’autrefois et du passé, on aperçoit trois générations des peuples autochtones, dans la forêt coupant du bois pour faire du feu pendant qu’un enfant joue surveillé par les chiens de traineau. En bas, grisé noir, comme les ressources exploitées, on trouve du matériel d’extraction et aucune trace humaine. On a ainsi d’emblée l’opposition entre un passé présenté comme simple et en harmonie avec la nature et un présent complexe et inquiétant (avec un cadrage en légère contreplongée) et l’on va donc devoir se demander comment les deux sont conciliables.
Le titre assez énigmatique est expliqué à la fois par un sur-titre : « A la rencontre des premières nations des territoires du Nord-Ouest canadien » et un sous-titre « redonner à la nature ce que la nature nous a donné » qui est en fait extrait du témoignage de Frederick Andrew qu’on trouve dans l’album. Mais l’utilisation de la première personne du pluriel permet d’inclure le lecteur : on dépasse ainsi la simple enquête anthropologique annoncée dans le surtitre pour arriver à une réflexion écologique qui nous interpelle tous à la forme interrogative.
Un livre de témoignages
L’album est divisé en six chapitres introduits par des pages de garde sur lesquelles trône une gravure carrée sur fond gris et chacun de ces chapitres est divisé en sous-chapitres titrés par une phrase d’interview mise en exergue. La mise en page est variée mais dense … parfois un peu trop. Ce sera l’un de mes reproches principaux à l’album. Comme indiqué sur la couverture il s’agit d’une collaboration entre Futuropolis et la revue XXI puisqu’à l’origine de « Payer la terre » on trouve « Les Temps fracturés » un reportage commandé par la revue et paru en deux parties de deux fois 30p en 2016. Mais Joe Sacco avait un sentiment d’inachevé et est reparti compléter son enquête et la développer. Il a peut-être souffert ici d’une trop grande volonté d’exhaustivité.
Les témoignages sont intéressants mais peut-être trop nombreux. J’ai trouvé passionnant celui de Frederick Andrew qui explique fort bien la différence de la conception des Dénés et des Occidentaux dans leurs rapports à la Nature. Celui de Paul Andrew qui raconte comment enfant il a été emmené de force dans un pensionnat où on les dépossédait de leur culture , de leur langue et même de leur identité (on séparait les fratries et les appelait par un numéro) était bouleversant. Enfin le témoignage de l’ancien instituteur Dudley Johnson qui montre que cette politique d’acculturation délétère cause encore de nos jours des ravages est très édifiant. A un moment, l’un des témoins parle de « génocide culturel » et c’est vraiment le cas. J’ai apprécié aussi le témoignage d‘Eugène Boulanger, l’un des jeunes de la nouvelle génération qui, à la toute fin de l’album, apporte une note d’espoir dans ce consta d’échec global. Mais j’ai nettement moins apprécié les témoignages redondants (une reprise sous forme féminine de l’acculturation forcée qui n’apporte rien de plus ; une multiplication de témoignages de la nouvelle génération aussi quand celui de Boulanger était suffisant) ainsi que ceux qui mettent en scène les revendications politiques et les difficultés parfois un peu trop obscures à créer un parti politique indigène. Il y a trop d’aspects abordés qui noient la force du propos. J’aurais souhaité que Sacco concentre son récit sur les 4 témoignages que je viens d’évoquer et le « dégraisse » un peu.
Une variété graphique
On peut remarquer quatre types de dessins dans l’album.
Le premier, plus anecdotique, s’apparente à la caricature et est utilisé pour le récit cadre : pour raconter le périple de Shauna et Joe Sacco. L’auteur y apparaît avec de grosses lèvres, un gros nez et des lunettes rondes blanches qui cachent ses yeux. Il ressemble à un personnage de cartoon (et sa guide aussi) alors que les autres protagonistes ont les traits fins. C’est dans ces pages que l’album se rapproche le plus d’une bande dessinée traditionnelle avec l’usage de cases.
Le deuxième plus réaliste s’apparente à l’art du portrait. Il est utilisé pour mettre en scène les différents témoins (d’après photos), se détache du récit en étant sur fond noir et inséré dans les pages. Souvent la même case est reprise. Cela permet de mettre en évidence le temps de l’énonciation.
Le troisième type concerne les vignettes d’ouverture de chapitres et ressemble à des polaroids ou à des instantanés avec leur format carré sur fond gris et leur aspect réaliste et en même temps à des gravures anciennes par la technique.
Et le quatrième, le plus impressionnant est celui des récits encadrés des différents témoins qui retrace leur vie, leurs souvenirs et ceux de leurs peuples. C’est là qu’on observe le plus de variété avec parfois des pleines pages ou des doubles plages sur fond blanc construites en de véritables plans séquences de toute beauté de paysages enneigés, de campagne de pêche, de naissance (comme la première page époustouflante) mais aussi d’explorations minières.
Mais là encore souvent les 4 styles de dessin se chevauchent sur une même page et on a alors une impression de trop plein…
Dans cette bd reportage, Joe Sacco donne la parole aux invisibles, aux opprimés, à ceux qui vivent dans la précarité. Il met également en scène la version des puissants et des officiels, des pragmatiques aussi et toute la complexité du problème apparaît dans la juxtaposition de ces points de vue. Cette histoire effrayante est transmise sans pathos. Les interviewés sont factuels, résignés, pour certains. Tous les récits sont à hauteur d’homme et on a l’impression souvent qu’ils nous sont directement adressés parce que les personnages sont « face caméra » et semblent se confier à nous. Cela permet de donner un visage aux problèmes abordés : on connaît tous le gaz de schiste mais voir les déchirements que cette exploitation provoque en éradiquant la terre, la culture et même l’existence de personnages attachants dans leurs combats, leurs faiblesses et leurs contradictions c’est nettement plus marquant.
L’auteur documente le drame d’un peuple et d’une région (surtitre) mais aussi de toute une planète (sous-titre) qui par avidité ne parvient pas à respecter la nature et à « payer la terre ». C’est donc un ouvrage salutaire indispensable même s’il est -du fait de sa densité- pas toujours abordable.
Superbe BD. A lire attentivement. Dessins et textes très soignés. On y voit l'acharnement de nos sociétés modernes qui veulent absolument faire disparaître des modes de vie, de penser... qui ne sont plus les nôtres, qui dérangent mais qui sont pourtant riches et de grande valeur; situation qui fait beaucoup de dégâts, qui détruit des familles, des hommes et des femmes sur plusieurs générations.
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