"L'amitié peut-elle finir ? " : c'est la question essentielle que pose ce joli roman à deux voix de Kéthévane Davrichewy.
Les Séparées commence un soir de mai 1981, la famille d'Alice célèbre la victoire de François Mitterand à l'élection présidentielle. Cécile est là aussi, comme souvent,...
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"L'amitié peut-elle finir ? " : c'est la question essentielle que pose ce joli roman à deux voix de Kéthévane Davrichewy.
Les Séparées commence un soir de mai 1981, la famille d'Alice célèbre la victoire de François Mitterand à l'élection présidentielle. Cécile est là aussi, comme souvent, elle et Alice sont inséparables. Les deux adolescentes sont assez indifférentes à l'effervescence des adultes, tout entières absorbées dans leur monde, leur petite bulle à elle où règnent la musique de Julien Clerc et la poésie de Rimbaud, entre autres... En quelques traits, quelques mots, quelques attitudes, l'auteure esquisse le portrait de ses deux héroïnes, plante le décor et l'atmosphère de leur relation, faite de rires, de complicité muette et totale, de regards entendus, de gestes si semblables, une relation fusionnelle et exclusive.
Trente ans plus tard, nous retrouvons Alice et Cécile, devenues adultes. Et séparées, comme pourraient l'être des époux, des amants. Il est beaucoup question, en littérature, de désamour et de rupture amoureuse. Kéthévane Davrichewy aborde dans ce roman la question plus mystérieuse et plus inédite de la rupture amicale, de l'éloignement de deux meilleures amies. Par un récit où alterne la voix d'Alice et celle de Cécile, elle remonte le fil du temps pour comprendre comment leur relation s'est effilochée, délitée, pour débusquer la faille, la toute première fêlure, originelle et décisive. Pour reconstituer leur histoire, elle bâtit une construction délicate, une sorte de caisse de résonance entre passé et présent, entre Alice et Cécile, entre leurs familles et leurs vies.
Lorsque nous les retrouvons, Alice est en train de rompre avec son mari qu'elle a obligé, après qu'il l'a trompée, à quitter la maison, valises à la main. Seule dans un café, elle repasse dans son esprit les images de son passé, les événements, les personnes, ceux qu'elle a aimés, ceux qu'elle a perdus.
À l'autre bout de la ville, Cécile est immobilisée dans une chambre d'hôpital, dans le coma après un accident de voiture qui n'est peut-être pas vraiment un accident...
L'une et l'autre sont, pour des raisons fort différentes, en dehors du monde, attendant que quelque chose les délivre de leurs souvenirs, de leurs blessures, de leurs douleurs.
Leurs premiers souvenirs croisés remontent à l'école ; ils sont encore un peu flous en ce qui concerne la maternelle, deviennent plus précis à partir du moment où elles se retrouvent au collège, se noue alors entre elles une véritable amitié qui s'intensifie au fil des ans jusqu'à ce qu'elles s'aiment "tendues vers le même idéal dont le visage leur échappait mais qui les aspiraient". Aussi, quand Alice repense à cette relation, "elle ne (peut) songer à son amitié avec Cécile sans se souvenir de l'image forte qu'elles avaient échafaudée et nourrie de tout leur être pendant des années."
Avec les belles années d'étude, vient le temps des premières amours, des premiers secrets et inévitablement des premiers mensonges, d'abord anodins, peu à peu dévastateurs.
De l'enfermement intérieur auquel son coma la contraint, Cécile elle aussi revient sur son passé, sur leur passé, à tous les moments qu'elle et Alice ont partagés, avant de s'éloigner, peu à peu. "Tu n'as pas cessé de m'aimer, j'ai cessé de t'intéresser. Et je t'ai haïe pour ça " reproche Cécile à Alice. "Cécile aurait dû savoir qu'Alice n'était pas toujours ce qu'elle paraissait être, tout comme Cécile le savait pour Alice ". Mais tous ces faux-semblants, tous ces non-dits, toutes ces esquives, tous ces malentendus nourrissent, accélèrent la séparation inéluctable entre les deux femmes.
Il y a d'abord "un été passé sans Cécile, une rentrée sans elle, puis la vie ". C'est ainsi, le temps passe et après tout, "la vie n'est qu'une longue perte ".
Par petites touches impressionnistes, subtiles, la romancière sait parfaitement trouver les mots justes pour dépeindre une amitié d'adolescentes, excessive, passionnelle, malmenée par les épreuves du temps et de la vie. Rien en apparence de spectaculaire, de fracassant ou d'inquiétant, juste au plus profond une faille, une blessure inguérissable.
Lorsque cesse l'amitié, autre chose la remplace, un je-ne-sais-quoi d'imparfait et de passé composé, puisque l'on ne peut effacer ce qui a été. Cet indicible, cet imperceptible, cet impalpable, Kethévane Davrichewy parvient à merveille à le suggérer, à le faire ressentir à son lecteur dans des pages douces-amères, émouvantes, sensibles, où affleurent les sentiments et les secrets. Son écriture est aérienne, épurée, directe, parfois calme, parfois toute en accélération, toujours fine et juste.
Aucune morale, aucun jugement ne viennent appesantir le propos de l'auteure, qui s'emploie à laisser ouverte les portes de la fiction et infini le champ des possibles. Une fois posées les questions essentielles de la perte inhérente à la vie même et de la force intérieure qui nous fait tenir ou sombrer, ne reste alors que la mémoire, "la seule chose qui ne peut être enlevée ".