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Le vieux Thovma Khatisian n'est plus particulièrement séduisant. «?Tu es affreux, Thovma Khatisian. Aucune femme ne s'éprendrait de toi, à part ta mère. Tes yeux sont chassieux et rivés au sol. De ta bouche entrouverte s'écoule de la salive puante.?» Le pauvre bougre est même sur le point d'expirer. Et il se souvient dans une dernière pensée de sa vie tumultueuse. Né en 1915, durant le génocide arménien, il porte dans sa chair la mémoire d'un peuple décimé...
Le Conte de la dernière pensée témoigne une nouvelle fois du génie d'Edgar Hilsenrath. L'auteur, survivant de la Shoah, y rend un hommage extraordinaire aux victimes du génocide arménien de 1915. Le livre mêle avec virtuosité le tragique et la farce ; il rejoint ainsi par sa puissance les autres romans, désormais cultes, de l'auteur : Nuit, Le Nazi et le Barbier et Fuck America. Le Conte de la dernière pensée a reçu en 1989 le prix Alfred Döblin.
Né en Allemagne en 1926, Edgar Hilsenrath a connu les ghettos durant la guerre, avant de partir pour Israël, puis pour New York. Ses livres s'inspirent de cette expérience, le plus souvent sur un mode burlesque et satirique. Longtemps écarté par les éditeurs allemands, qui craignent les réactions à son approche très crue de la Shoah, il est d'abord publié aux États-Unis, où ses romans deviennent des best-sellers.
Le Conte de la dernière pensée occupe une place particulière dans son oeuvre. Seul de ses textes à ne pas être directement d'essence autobiographique, il s'inspire de recherches sur le génocide de 1915 et la culture arménienne tout en révélant un imaginaire hors norme. En 2006, Robert Kotcharian, le président de la République d'Arménie, où Hilsenrath est considéré comme un héros national, lui a remis le Prix national de littérature. La même année, Hilsenrath a été nommé Docteur honoris causa de l'Université d'État d'Erevan.
Retrouver Edgar Hilsenrath et son écriture à nulle autre pareille, grâce à l’excellente traduction de Bernard Kreiss, c’est partir une nouvelle fois pour une aventure extraordinaire, à la fois réaliste, truculente et poétique, un indispensable rappel historique.
Comme j’avais déjà beaucoup apprécié Le Nazi et le Barbier, Orgasme à Moscou, Fuck America et Terminus Berlin, je n’ai pas résisté quand je suis tombé par hasard sur cette impressionnante « brique » intitulée Le Conte de la dernière pensée.
Cet auteur allemand qui s’en est allé en 2018 à l’âge de 92 ans, n’a pas son pareil pour faire vivre les plus terribles pages de l’Histoire avec humour et réalisme.
Dans Le Conte de la dernière pensée, il me plonge dans le génocide du peuple arménien en Turquie, en 1915. Pour moi, cela fait écho au précieux roman de Ian Manook (Patrick Manoukian) L’oiseau bleu d’Erzeroum.
Ici, Edgar Hilsenrath choisit la formule du conte, ce qui permet d’aller partout, de se faufiler dans les esprits mais aussi de partager la vie des familles arméniennes qui habitent dans les montagnes ou dans la ville de Bakir.
Thovma Khatisian a 73 ans et, avant de mourir, il écoute Meddah lui parler du Hayastan, le pays des Arméniens, et de ses ancêtres, juste avant que sa dernière pensée s’envole. Thovma, fils de Wartan et d’Anahit était né en 1915, en pleine marche de la mort vers le désert de Mésopotamie. Ces massacres systématiques sont décidés et orchestrés par le Comité Union et Progrès connu aussi sous l’appellation « Jeunes Turcs » avec Enver Pacha, Talaat Pacha et Djemal Pacha au pouvoir.
Les Arméniens étaient soi-disant le cauchemar des Turcs dont les dirigeants ont organisé et planifié le premier génocide du XXe siècle. Tout cela, Edgar Hilsenrath le fait revivre au plus près de l’horreur, au plus près des souffrances inouïes supportées par des hommes abattus sur place mais aussi des femmes, des enfants et des vieillards, spoliés, torturés, violés, déportés, massacrés.
Dès le Livre 1, Porte de la Félicité, à Bakir, en 1915, trois Arméniens sont pendus comme ça, parce qu’ils sont Arméniens. Les Arméniens sont chrétiens, les Turcs musulmans. Les uns ne sont pas circoncis, les autres si.
Ces Arméniens étaient souvent artisans ou commerçants et ils étaient essentiels pour la vie de la cité. Seulement, la débilité des responsables de la ville qui obéissent aveuglement aux ordres venus de Constantinople est hallucinante, comme Edgar Hilsenrath le montre si bien, toujours avec humour. Il montre aussi que ces autorités locales se servent largement au passage, laissant quelques miettes au peuple.
Grâce à des dialogues savoureux, d’une simplicité efficace, l’auteur permet de côtoyer les comportements les plus abjects, de comprendre une bêtise sidérale qui se concrétise par la mort de celles et de ceux qui ne font de mal à personne, tentant simplement de vivre.
Aussi, j’aime toujours autant lire Edgar Hilsenrath qui livre de magnifiques passages démontrant l’absurdité terrible d’un pouvoir décidé à éliminer tout un peuple. La scène des latrines fait partie des grands moments de ce livre grâce à un humour caustique permettant de supporter un engrenage mortifère. Le cynisme et la mauvaise foi des autorités les poussent à assassiner les Arméniens en toute impunité.
L’auteur ne se contente pas de suivre la chronologie des événements mais livre des retours en arrière passionnants et très instructifs. L’enfance de Wartan Khatisian avec les jeux et les traditions me plonge dans le quotidien d’un village arménien dont une famille turque partage la vie en toute sérénité ; ce village, comme d’autres, est toujours sous l’autre menace, celle des Kurdes des montagnes dont les violences effroyables sont tolérées par le pouvoir. Edgar Hilsenrath excelle pour mettre en scène les festivités, les traditions, les superstitions, le sexe et la religion. C’est très vivant et cela n’empêche pas l’auteur de dresser un bilan politique lorsque c’est nécessaire.
Poésie, réalisme et bon sens se heurtent au plan démoniaque des autorités turques. L’auteur n’a pas son pareil pour faire ressentir toute l’horreur de ce génocide. Il raconte cette terrible et insupportable réalité, ce massacre organisé encore nié par certains. C’est original mais pas moins percutant afin de réveiller les consciences à propos de ce que certains humains peuvent infliger à d’autres.
Il y aurait tant à dire encore à propos de cet impressionnant Conte de la dernière pensée, un livre qui ne devrait pas être mis au rebut et que je vais tenter de faire vivre encore afin que ce génocide arménien ne soit jamais oublié, encore moins nié.
Dans l’Épilogue, Edgar Hilsenrath démontre encore tout son talent en reliant ce génocide à la Shoah car les leçons de l’Histoire ne sont jamais retenues, comme au Rwanda, plus tard. Encore une raison de plus pour désespérer de notre espèce dite humaine.
Chronique illustrée à retrouver ici : https://notre-jardin-des-livres.over-blog.com/2024/08/edgar-hilsenrath-le-conte
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