Découvrez les lectures de vos libraires préférés, cette semaine Marie-Rose nous livre ses derniers coups de cœur.
L'essai d'Élisabeth Badinter intitulé Le Conflit soulignait, l'an passé, la dureté de l'injonction faite aux femmes par l'obligation non seulement d'être mères, mais de l'être absolument, dans un fantasme de perfection typique d'une société où la sphère privée est devenue un spectacle permanent. En écrivant à l'enfant qu'elle a choisi de ne jamais concevoir, Linda Lê s'affranchit du monde en général pour poser un regard strictement personnel sur sa volonté de ne pas devenir mère. Ce travail autobiographique lui permet d'éclairer les premiers jalons qui, dans l'enfance, préparent l'expression de sa liberté d'adulte. La figure étouffante de la mère et une adolescence passée dans un monde exclusivement féminin contribuent à forger un désir de soi, aussi évident que douloureux à porter dans le regard de l'autre, et plus particulièrement de cet homme, S. Car l'homme qu'elle aime veut avoir des enfants. Chaque jour il tente de lui montrer que son refus se fonde sur l'erreur : erreur d'analyse, trop intellectuelle ; erreur ontologique d'un égocentrisme qui aurait mal tourné ; erreur personnelle, d'une peur jamais confrontée, etc. La narratrice, elle, en lieu et place d'idées toutes faites, voit défiler de simples images, précises et palpables : celle d'un enfant qu'elle ne saurait pas aimer, quelle que soit son identité, et celle d'un écrivain qui perdrait forcément la sienne à l'éduquer. " On ne part pas à la conquête du Graal avec une poussette ", écrivait Karen Blixen. Et là où l'expression de la liberté devient intolérable aux yeux des notaires de ce monde exigeant une conversion systématique au modèle de la famille, la narratrice écarte toute forme de dureté, toute prétention à une règle édifiée à d'autres qu'elle-même. Bien au contraire, c'est toute la douceur de son amour qu'elle offre à cet enfant qui n'existera jamais, mais vit sans cesse, à chaque seconde, dans l'imaginaire lumineux de sa conceptrice.
Née au Sud Vietnam en 1963, Linda Lê quitte en 1972 son pays pour la France où après des études à la Sorbonne elle publie de nombreux ouvrages principalement chez Christian Bourgois. En 2011, elle obtient le prix Renaudot pour A l’enfant que je n’aurai pas.
Dans un texte court, une soixantaine de pages, l’auteure nous livre une lettre dense, courageuse et belle qui s’apparente à une réflexion autobiographique. Elle déroule le cheminement personnel qui l’a conduite au refus de la maternité pour lui préférer la transmission.
L’enfantement serait pour la narratrice la meilleure des choses lui répète patiemment son compagnon S. Mais la narratrice préfère rester fille que devenir mère. Elevée par une mère puritaine « championne des valeurs bourgeoises » et un père « déclassé », elle craint de reproduire les défauts de sa mère. S. fantasme sa paternité. Cet idéal se heurte à celui de sa compagne incapable de se projeter dans des rituels d’une vie avec un bébé, craignant que son inspiration romanesque ne se tarisse. La mésentente dans le couple grandit. Après leur séparation, la narratrice sombre dans un état dépressif et reste convaincue qu’elle eût été une mauvaise mère, trop exigeante. Mais le fils qu’elle n’a pas eu finit, de façon immatérielle, par faire partie d’elle et elle agit de sorte que s’il avait existé, il eût été fier d’elle.
À l’enfant que je n’aurai pas est une lettre que Linda Lê a écrite à l’enfant qu’elle a décidé de ne pas concevoir. Elle fait partie de la collection Les affranchis de NiL : "Quand tout a été dit sans qu’il soit possible de tourner la page, écrire à l’autre devient la seule issue. Mais passer à l’acte est risqué. Ainsi, après avoir rédigé sa Lettre au père, Kafka avait préféré la ranger dans un tiroir. Écrire une lettre, une seule, c’est s’offrir le point final, s’affranchir d’une vieille histoire. La collection « Les Affranchis » fait donc cette demande à ses auteurs : « Écrivez la lettre que vous n’avez jamais écrite. »"
L’auteure nous offre son cheminement personnel, son enfance étouffée par une mère autoritaire, ses convictions intimes mises à mal par un homme, S., qui voulait avoir des enfants et qui a essayé de la convaincre très maladroitement, et parfois même avec agressivité et violence, lui jetant au visage qu’un thérapeute aurait pu la « purger de ses névroses » et qu’ainsi, elle aurait pu « triompher de ses infirmités », pour ensuite affirmer qu’elle était « un cas pathologique ».
Alors elle explique à cet enfant qui ne verra jamais le jour qu’elle n’aurait pas été capable de l’élever, de lui donner tout l’amour qu’il méritait puisque l’écriture prend toute la place. Elle écrit toute l’inattention à laquelle il a échappé. Et pourtant, à travers cette écriture, elle lui consacre du temps, elle le fait exister dans un imaginaire qui transpire la réalité. Elle a le courage de ne pas céder aux sirènes sociétales de la maternité. Elle a la liberté de décider ce qui est le mieux pour elle, et pour cet enfant, et elle s’y tient, malgré les bourrasques. Les injonctions du passé, le traumatisme d’autrefois sont trop présents, tout comme le besoin de s’exprimer par les mots.
Mais ce refus d’enfant, cette introspection sur elle-même, lui permettent d’avancer, de s’analyser, de se transcender.
« Tu m’éveilles à la pluralité des sensations, tu me libères de mes inhibitions ; je n’ai jamais eu la prudence de qui se ménage, et plus j’agis de manière que, si tu avais vu le jour, tu sois fier de moi, plus je déploie de l’opiniâtreté dans mes entreprises. »
Dans une plume sensible et sublime, cette autobiographie radiographie la féminité dans une société dans laquelle les ventres ronds sont presque un passage obligé pour la femme, et par conséquent quand elle s’y refuse, doit faire face aux sommations troublant l’intime. Un court récit qui résonne et qui libère.
Sur mon blog : https://ducalmelucette.wordpress.com/2020/04/10/lecture-a-lenfant-que-je-naurai-pas-de-linda-le/
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