La Revue de Presse littéraire d'avril
Un matin de septembre 2008, dans le quartier chic de Kensington, à Londres : le narrateur, un banquier d'investissement âgé d'une quarantaine d'années, dont la carrière et la vie conjugale partent à vau-l'eau, reçoit une visite inattendue à son domicile. Dans un premier temps, il n'identifie pas l'homme qui se présente sur le pas de sa porte, sac au dos, l'air épuisé, s'adressant pourtant à lui comme s'il reprenait une conversation interrompue depuis peu.
Au bout de quelques instants, il reconnaît Zafar, un ami de l'université, brillant étudiant à Oxford, perdu de vue depuis quelques années. Il lui offre aussitôt l'hospitalité. C'est le début d'un long échange entre les deux hommes. Ainsi s'ouvre ce roman ample, riche et ambitieux. Au-delà du simple récit de la vie d'un personnage, il nous invite à un véritable voyage à travers le monde (du Royaume-Uni à l'Europe continentale, des Etats-Unis à l'Asie, avec le Bangladesh, le Pakistan et l'Afghanistan), au sein de classes sociales très différentes et dans la diversité des champs de l'expérience et de la connaissance humaine.
Il est en effet successivement question de science, d'économie, de technique, d'histoire, de géopolitique, de religion ou encore de littérature. Mais des questionnements plus profonds sur les notions d'origines, d'ancrage et de déracinement, de fidélité et de trahison, d'amitié et d'amour rythment également le récit. Deux voix alternent et dialoguent : celle du narrateur, dont le parcours se dessine par petites touches - souvenirs d'enfance et de jeunesse dans un milieu privilégié, érudit et cosmopolite, itinéraire professionnel dans la finance et vie de couple avec Meena, d'origine pakistanaise comme lui - et celle de son ami Zafar.
Au travers des conversations et récits, des extraits de ses propres carnets, le chemin suivi par Zafar constitue l'essentiel du livre. L'on suit ses humbles débuts au sein d'une famille bangladaise immigrée en Angleterre, les études remarquables qu'il mène en mathématiques et en droit, sa vie professionnelle - trader à New York, puis avocat lorsqu'il revient à Londres d'où il part travailler à Dacca avant d'être envoyé en mission à Kaboul.
Nous sont également dévoilées ses aventures amoureuses, surtout la liaison longue et complexe qu'il entretient avec Emily, forte figure féminine issue de la haute société britannique. Ces vastes pans de sa vie sont développés, sans progression linéaire, plutôt par fragments, échos et analogies, au fil de digressions qui, au fur et à mesure, entrent en résonance pour former un vaste tableau. Le roman est placé sous l'image du double : duo d'amis que sont les personnages principaux, récit fait par Zafar mais recomposé par le narrateur, double culture, déchirement entre Occident et Orient, souffrance de l' entre-deux, fossés sociaux également avec l'accession néanmoins jamais pleine et entière à la classe aisée pour Zafar, né dans un milieu et une région du monde parmi les plus pauvres.
Le livre se déroule dans le contexte d'un monde marqué par le chaos et l'incertitude, en proie à de nombreux bouleversements, aux crises et aux conflits (militaires, économiques, éthiques...) ; et, si les dernières décennies du XXe siècle occupent là une place importante, Zia Haider Rahman nous offre également une fresque du XXIe siècle commençant.
La Revue de Presse littéraire d'avril
Allons à l’essentiel concernant ce pavé de plus de huit cents pages en précisant que c’est une lecture très agréable, jamais ennuyeuse, pétrie de références littéraires ou scientifiques de qualité, de réflexions existentielles ou philosophiques intéressantes. J’ai vraiment passé beaucoup d’excellents moments en compagnie du narrateur et de son ami Zafar et j’en conseille donc la lecture.
Ce roman traite successivement ou concomitamment d’amour, d’amitié et forcément de déception et de trahison ; de mathématiques, de finance en particulier de la titrisation des subprimes; de guerres, d’actions humanitaires et d’aide au développement. Délaissant ces nombreuses thématiques toutes intéressantes, je retiens deux autres aspects parce que, pour lapidairement résumer ma perception de cet ouvrage, je dirais qu’il s’agit du récit de la dépression chez deux gagnants de la mondialisation ; comme dit Zafar, le personnage principal « certains soutiennent que la dépression est une maladie occidentale de la richesse. Peut-être, mais quand on est aussi malheureux que je l’étais… ». On sent autant d’amertume à être déprimé qu’occidentalisé.
Commençons donc par l’Argent, même si les protagonistes ne parlent jamais du leur. Et pour cause, nous sommes, une fois l’enfance très pauvre de Zafar derrière nous, chez les gagnants de la mondialisation, comme le narrateur, titulaire de trois passeports et de trois nationalités. L’argent n’est pas un problème, il coule aussi abondamment et sans effort que les fleuves qui arrosent le Bengale. Pourquoi parler de l’oxygène que nous respirons en permanence ? Zafar dénonce brillamment les bonus indécents de Wall Street, la spéculation immobilière à Kaboul et la caste « généreuse dans son amour pour l'humanité mais complètement indifférente aux gens », qui prospère sur le « charity business ». Elle capte à son usage l’essentiel de l’Aide internationale en diffusant doctement la très théorique théorie du ruissellement ou comment, à partir du débit cumulé du Gange et du Brahmapoutre, réussir à arroser quelques plants de salade. Mais lorsqu’il est lui-même hospitalisé dans une clinique psychiatrique VIP, un établissement ou le mot tiers payant serait considéré comme la dernière des obscénités, « où vous pouvez arriver à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit. On vous admettra aussitôt… afin que vous soyez déchargé des aspects matériels »…l’argent n’est même pas évoqué puisqu’ils en ont tous et suffisamment. D’où vient-il ? Merci de vous reporter aux lignes précédentes…
Ensuite, la condescendance, l’arrogance, le sentiment de supériorité de l’élite anglaise et occidentale en prend pour son grade et c’est là qu’on a envie de demander à Zafar, enfant d’immigrés bangladais, boursier à Harvard, puis à Oxford, recruté à Wall Street et bombardé conseiller spécial de l’ONU à Kaboul par la grâce de son talent, de ses aptitudes aux mathématiques, des sacrifices de ses modestes parents (dont il a un peu honte) et d’un coup de pouce de son amie, s’il ne croit pas tout de même que son brillant parcours doit aussi un tout petit quelque chose à un système éducatif et à une société dont il dépeint si brillamment les nombreuses tares. Nous pourrions lui demander d’imaginer comment un enfant de docker anglais pourrait évoluer dans le système scolaire du Bangladesh mais nous ne le ferons pas car, c’est bien connu, ça ne marche que dans un sens. Personne ne veut émigrer au Bangladesh, tout le monde veut venir dans cet Occident pourtant si détestable.
Avec ton intelligence et ton érudition, tu es, Zafar, un formidable donneur de leçons ce qui amène le lecteur que je suis à s’identifier à Tomaso, l’occidental de service, bête et méchant, que tu choisis d’appeler Tomato, quand, pour clore une discussion à fleurets mouchetés, il reconnaît sa défaite en renversant sur ta belle chemise blanche ( de philosophe germanopratin ?) un plein verre de Chianti. On est d’accord, Tomato (nommons le comme tu l’as décidé) est arrogant quand il te demande si tu es indien, toi un Américain né au Bangladesh (même si tu avoues que ton amour de la patrie se limite au sourire du douanier quand il te rend ton passeport US à JFK). Le rustre insiste en te demandant si on fait aussi de l’huile d’olive en Inde. La provocation est indéniable, mais la goutte d’eau qui fait renverser le verre de vin est étrange : « Pourquoi es-tu aussi britannique » ? te dit-il, « Pourquoi ne peux-tu pas être plus indien ? Tu as une tradition, une culture et une histoire absolument magnifiques, mais tu es devenu un Anglais ». Le goujat poserait-il les bonnes questions à un très mauvais moment ? Qui es-tu finalement ? Un Indien ou un Anglais, un Bengali ou un Américain ? Il n’a rien compris, le simplet. Tu es un citoyen du monde, picorant ici et là ce qu’il y a de bon à prendre sans omettre de rejeter ce qui est moins à ton goût ? Je pense que ce côté victimaire et identitaire est l’aspect le plus intéressant du roman d’autant que nous avons affaire à un personnage qui a réussi à prendre l’ascenseur social jusqu’aux étages de l’élite. Faut-il donc toujours cracher dans la soupe parce qu’elle ne ressemble pas tout à fait à celle de notre enfance ou de nos parents ou parce qu’il faut la partager avec des Tomaso ? Visiblement oui, et on s’interroge : Que va devenir la mondialisation si même les gagnants en sont insatisfaits ?
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