Tout le monde n’a que ça à la bouche depuis quelques années : Orwell, 1984, les comparaisons avec notre époque, l’aliénation des libertés. Big Brother n’aurait pu qu’applaudir aux récentes innovations chinoises en matière de surveillance des populations.
L’avènement du numérique n’a jamais autant avivé le souvenir d’un roman que, finalement, bien peu de ses hérauts ont lu. Les éditions Gallimard ont la bonne idée de proposer une nouvelle traduction de ce livre culte, après avoir laissé vivre la précédente depuis 70 ans. L’occasion de plonger, ou replonger, le regard dans cette œuvre qui parle si bien du temps présent.
L’histoire
Les héros de 1984 vivent dans ce qui ressemble à la Grande Bretagne, après une guerre nucléaire opposant l’Est et l’Ouest dans les années 50. Mais finalement personne ne se souvient bien de ce qui est advenu il n’y a pourtant pas si longtemps. Sans doute parce que le régime totalitaire qui s’est installé a fait de la langue et des mots ses outils de coercition préférés. Le grand projet de ce pouvoir socialiste anglais, le sociang, incarné en un Big Brother représenté un peu partout, visage vide flanqué d’une grosse moustache, est de diminuer le plus possible le nombre de mots dans le « néoparler » : bon et mauvais deviennent ainsi bon et inbon. Winston Smith, malheureusement pour lui, a envie de se souvenir, et commet même l’imprudence de tomber amoureux d’une femme. La corruption sentimentale lui fait souhaiter un monde meilleur et c’est ce qui le plongera dans le cauchemar de la rééducation forcée. Les cent dernières pages du livre sont consacrées à la confrontation de Winston avec son bourreau et à la mise au jour des thèses arrogantes du sociang. Pas de théorie du complot chez Orwell, mais la perversion érigée en grand art. Le pouvoir vaut comme jouissance suprême, pure, sans autre but que lui-même et c’est terrifiant. Winston n’aura pas le choix, et la mort n’est pas l’option la plus funeste dans le livre.
Une traduction controversée
On a peut être davantage parlé de la traduction que du livre au moment de sa sortie en mai. Ce n’est jamais mince affaire que de s’attaquer à un livre culte. Gallimard a dépêché Josée Kamoun, réputée et très respectée dans sa profession, traductrice de Roth ou Malamud, Kerouac ou Jonathan Coe. Si elle a choisi d’abandonner le passé simple au profit du passé composé, c’est avant tout pour rester dans l’oralité que le passé, utilisé par Orwell, conférait à son texte. Le noble art du passé simple à la française éloigne forcément du langage parlé. De même, l’abandon de « novlangue » qui est passé dans le langage courant désormais, pour « néoparler », répond simplement à une traduction plus rigoureuse de « newspeak ». Les reproches faits à l’endroit des partis pris de traduction ne peuvent pas être ceux de l’affadissement, le curriculum vitae de Josée Kamoun parle pour elle. Ceci étant posé, retournons au livre.
1984, ici et maintenant
Le chef d’œuvre d’Orwell est publié en 1949. Il suit de quelques années la publication d’une autre œuvre d’anticipation majeure, Nous, de Zamiatine, qui, au moment de sa parution en 1929 est d’emblée interdite en URSS, mais qu’Orwell a lu avec beaucoup d’attention. Trois ans avant de commencer à écrire 1984, Orwell publiait La Ferme des animaux, en 1945, où il analysait la manière dont se fomentent les révolutions. Ici, il apporte un antidote terrifiant à toute tentative humaine de revendication à la liberté. Dans 1984, le socialisme anglais, Sociang, a réussi à prendre le pouvoir sur les corps et les esprits. Il prétend même décider des lois de la nature. On pensera forcément à l’intelligent design, mais aussi aux manipulations de l’information, à l’organisation de la reproduction, même si HG Wells l’a écrit de manière bien plus saisissante dans Le Meilleur des mondes. Cette purification de la nature humaine dans la folie d’une idéologie toute puissante amène aussi à s’interroger au sujet du transhumanisme et aux délires de sociétés privées extrêmement puissantes qui prétendent inventer l’éternité humaine.
Bref, on le constate, 1984 est le couteau suisse qui permet d’appréhender l’époque par tous ses travers.
Qu’en penser ?
A première lecture de cette nouvelle traduction de 1984, le roman semble avoir perdu de sa force. Sans doute parce que le livre a inspiré tant et tant d’histoires depuis 70 ans que le redécouvrir aujourd’hui n’offre plus le saisissement qu’il provoquait au moment de sa publication. La traduction de Josée Kamoun redonne un peu d’immédiateté et de contact avec le texte qui, il est vrai, n’a pas pris une ride. Néanmoins, la lecture de ce livre majeur reste une priorité politique et littéraire, sa relecture ouvre des pans du livre qu’on n’avait peut être pas forcément aperçus à première vue.
Ce n'est pas H. G. Wells qui a écrit Le meilleur des mondes.
Je l'ai lu il y a un paquet d'années ;) Mais je vais certainement le relire avec cette nouvelle traduction.
Ce commentaire avec les précisions apportées sur la traduction décriée par beaucoup de médias me décident à lire cet ouvrage. Il est inscrit dans ma PAL pour septembre. Merci Karine.