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"La réalité, pour beaucoup de gens, avait plus de présence qu’aujourd’hui" Michel Moatti

Entretien avec Michel Moatti

"La réalité, pour beaucoup de gens, avait plus de présence qu’aujourd’hui" Michel Moatti

Alternant thrillers ancrés dans l’Histoire ou thrillers contemporains et enquêtés, Michel Moatti fait mouche à chaque parution. Sa nouvelle œuvre s’intitule Les retournants (HC éditions) et raconte le périple de deux déserteurs à la fin de la première guerre mondiale en Picardie.

- Ce n’est pas la première fois (Retour à Whitechapel, Blackout baby) que vous plongez vos histoires dans l’histoire. Les retournants s’implantent dans un moment de l’histoire contigu à la première guerre mondiale. Ce qui n’était pas le cas de votre précédent roman, Tu n'auras pas peur. Qu’est ce qui vous met à l’œuvre d’un roman, une anecdote, un personnage, un moment de l’histoire ? 

Ici, pour Les Retournants, plusieurs choses se sont mêlées. D’abord et je l’explique dans les notes en fin d’ouvrage, des souvenirs de mon arrière-grand père, lui même soldat de la Grande Guerre. Il me rapportait, enfant, ses souvenirs sous forme de petits récits le soir, au coucher. Il appelait ça ses « contes ». Le personnage principal – Jansen- était  plus ou moins esquissé dans ces contes. Son allure générale, son tempérament.  J’avais aussi envie d’écrire sur » la guerre de 14 ». Ses horreurs, ses blessures, psychiques ou physiques. Et surtout, sur la manière dont l’Arrière, le pays civil – « civilisé », dit un de mes personnages vivait. Presque normalement. Ce qui emplit de rage les deux lieutenants, qui ont passé 4 années dans la boue et la mort… Enfin  Les Retournants se déroule dans mon pays natal, la Somme, les plaines et vallées du Vimeu.  J’avais envie de m’y replonger.

 

- Vous aviez fait une incursion dans la guerre de 39-45 dans Blackout baby. L’action se situait à Londres en 1942. Les Retournants s’intéressent non pas à la première guerre mondiale, mais à ceux qui s’en échappent quelques mois avant l’Armistice. Pourquoi avoir traité la question de la désertion ?  

Les déserteurs de 1918 sont les personnages parfaits à mon avis pour parler de deux choses : la guerre, qu’ils connaissent parfaitement pour l’avoir fait 4 ans, et ses horreurs, qu’ils veulent quitter… Ils permettent dans le récit, de poser sans cesse une comparaison entre le monde des morts, d’où ils viennent, et celui des vivants, qu’ils veulent regagner. Mais la route va s’avérer plus ambiguë que ça. Il y a la mort de tous les côtés…

- Qu’est-ce qui vous a inspiré les personnages de Jansen et Vasseur ? Et pourquoi semblent-ils irrémédiablement liés l’un à l’autre ? 

Ils poursuivent le même but : regagner l’arrière, y disparaître, s’évanouir dans la vie civile alors que la guerre n’est pas tout a fait finie. Mais leur complicité s’arrête là : ils ne sont pas d’accord du tout sur les moyens  - sur l’étendue des moyens – qu’il faut mettre en œuvre pour y arriver.

- L’intrigue du roman tient davantage à la tension entre les deux personnages principaux qu’à l’action. Comment les avez-vous construits et comment avez vous insufflé le rythme à votre histoire ? 

 Je pense que la structuration du récit passe par le franchissement de cercles de plus en plus étroit : jusqu’où sont-ils prêts à aller pour justifier leur fuite et pour continuer à habiter les rôles fictifs qu’ils se sont donnés. Mentir ? Trahir ? Tuer ? Et combien de personnes ? D’autre part, l’action est suspendue à la traque que mène derrière eux le capitaine Delestre, le « Chien de sang », attaché à la capture ou l’élimination des déserteurs. Il est sur leur talon. Mais il prend son temps.

- Le roman est pour bonne part un huis clos, d’abord à deux, puis à 5 dans le château du vieil industriel en verrerie, Givrais. Diriez-vous que ce roman est aussi un roman d’ambiance ?

D’ambiance, ou d’atmosphère, oui. Mais une ambiance qui semble tellement fragile qu’au moindre bruit suspect, elle change. Pour devenir un peu plus oppressante encore. J’ai essayé de beaucoup jouer là-dessus. Les Uhlans, par exemple, ces cavaliers prussiens qui terrorisaient les campagnes françaises, pas seulement les soldats, mais aussi les femmes, les enfants de l’arrière, parce qu’ils se sont livrés à quelques massacres de population, pèsent sur certains moments du récit. Ils sont comme tapis dans l’ombre, prêts à jaillir. Ce sont des menaces en instance. Pareil pour le somnambulisme de Mathilde. On sait qu’elle se lève la nuit, marche dans son sommeil. Mais qu’est-ce qu’elle fait exactement, dans le silence du château d’Ansennes ? Est-ce qu’elle est seulement une jeune femme somnambule ?

- Quels sont les moyens de l’écrivain pour en créer les conditions ? 

Beaucoup de travail préparatoire sur les détails. Les mots, le vocabulaire par exemple, j’ai essayé de retrouver le plus de documentation possible sur la manière dont parlaient à la fois les soldats, et en particulier, des lieutenants, pas forcément des soldats illettrés venus des campagnes profondes comme on peint parfois les « poilus », mais aussi des grands bourgeois ruraux, presque des aristocrates, comme les de Givray, qui vivent dans une cloche, loin du monde réel, dans une paix qui semble éternelle et dans laquelle surgissent deux boules de fureur et de mort, Jansen et Vasseur.

 

- Qu’est-ce qui, selon vous, rattache ce roman au thriller et le définiriez-vous comme tel ? 

À mon sens, le thriller sous-entend une certaine forme d’inquiétude et d’incertitude sur le dénouement et le sort des personnages. Je crois qu’on ne sait pas du tout ce qu’ils vont devenir, qui va mourir, qui va tuer qui, et quand ? Et je pense aussi que si on essaie de deviner, on se trompe…

- Il y a l’introduction de  l’ésotérisme dans ce livre, représenté par le personnage de Le Hire. Vous êtes vous inspiré du mage Aleister Crowley de Blackout Baby ? 

Oui, un peu : disons que monsieur Le Hire, magnétiseur, spirite, « inventeur de fantômes », est un Crowley de pacotille. Il agite tout un lexique surnaturel, mais il est vite démasqué par les deux militaires. Mais curieusement, son œuvre est peut-être plus forte que lui. Les fantômes qu’il a semé derrière lui sont solides !

- Plus globalement, le thème émergent du roman semble être la tromperie, mise en abyme. Si tel est le cas, pourquoi ce thème vous a-t-il inspiré et en quoi rattrape-t-il une problématique contemporaine ? 

C’est indiscutablement un roman qui à travers un « fond d’écran » très marqué par l’époque – je l’ai dit, vocabulaire, usages sociaux, phénomènes un  peu démodés aujourd’hui, comme le somnambulisme ou le spiritisme, etc. sont ceux de 1918 – les relations humaines, les enjeux sont ceux d’aujourd’hui. Le sens de la vie plutôt que le patriotisme, la fin des grandes idéologies et des illusions, le matérialisme, et en même temps, la douleur de devoir reconnaître qu’on ne croit plus en rien. C’est tout le personnage de Jansen, instituteur socialisant, idéaliste, devenu machine à tuer et qui s’en rend compte.

- Il y a aussi l’idée que vos personnages sont entrainés dans un enchainement de situations et de décisions qu’ils ne maîtrisent finalement pas. Jusqu’où sommes-nous responsables de nos actes ? 

 A contrario, il est possible que ce soit là une problématique qui se dissout un peu aujourd’hui. La culpabilité, la responsabilité individuelle, les choix que l’on fait, les renoncements et les trahisons me semblaient avoir, au début du XXème siècle, des sanctions immédiates, individuelles et collectives. L’abandon de poste, en 1916, c’était le peloton d’exécution dans la minute. On n’avait pas le loisir, il me semble, d’être dans un entre-deux. La réalité, pour beaucoup de gens, avait plus de présence. Il y avait une urgence de vivre – dans tous les sens, survivre – c’est-à-dire ne pas mourir – mais aussi rester en vie, au sens de subvenir à ses besoins, se loger, trouver de la nourriture, résister aux maladies …  C’est aussi pour peindre ce « fond d’écran » là que j’ai écrit Les Retournants…

A lire également 1918, ou la guerre des déserteurs par le nouveau diable du thriller, Michel Moatti

 

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