Neuf secondes, c’est le temps de concentration maximal de la génération des Millenials, ceux qui sont nés avec l’internet. Neuf secondes, une de plus que le poisson rouge, quand 70% des Français reconnaissent leur dépendance aux écrans.
La Civilisation du poisson rouge (Grasset) est le titre du nouvel essai de Bruno Patino, qui fut parmi les pionniers de l’internet, spécialiste des médias, actuel directeur éditorial d’Arte France et directeur de l’école de journalisme de Sciences Po.
Arriver à capter l’attention, voilà le pari difficile de cet essai saisissant qui évoque la manière dont s’articule l’économie de l’attention, entre neurosciences et marketing. On est loin de l’utopie des débuts de l’internet. Aujourd’hui le désir n’a pas le temps de naître qu’il est rassasié par des algorithmes empressés ; les activités se chevauchent dans l’impératif d’une connexion continue qui confine à la servitude hautement volontaire. En 2018, les 24h d’une journée d’un Américain en représentaient trente. Le temps passé sur son smartphone a doublé entre 2012 et 2016, un peu partout dans le monde. Et les experts s’attendent à un nouveau doublement d’ici l’année prochaine.
Bruno Patino dresse un constat implacable, pris lui aussi dans cette assuétude moelleuse et nauséeuse, et décortique un système dont il est possible, sinon urgent, de sortir. Mais ce « petit traité sur le marché de l’attention », tel que l’indique le sous-titre, ne se contente pas de dresser un bilan anxiogène : il réconcilie les lecteurs avec la formidable révolution anthropologique qu’est le numérique.
Entretien avec Bruno Patino, l’auteur de La Civilisation du poisson rouge (Grasset).
- Je suis « addict » à mon smartphone mais ce n’est pas ma faute, selon vous. Pourquoi ?
Je suis parti du constat que le rapport que l’on entretient à son smartphone et à différentes plateformes tient davantage de l’addiction que de l’usage.
Le modèle économique des plateformes en question s’appuie sur la captation de notre attention à tout moment, et ambitionne de nous voir connectés en permanence, y compris pendant les temps du couple, du travail, des repas, etc. Les plateformes ont fait appel aux expertises neuroscientifiques pour susciter cette sorte de boulimie que nous connaissons, qui nous fait nous précipiter sur les réseaux, qui nous écœure sans jamais nous rassasier. Ce n’est pas un complot, c’est le résultat d’une logique économique.
"Une société basée sur l’émotion"
- Pourquoi l’attention est-elle un sujet aujourd’hui, qu’elle n’était pas il y a dix ans ?
J’ai embrassé la révolution numérique à ses débuts, et je crois toujours dans l’utopie qu’elle portait : partager les informations et les savoirs, mettre en lien les gens, rendre possible l’économie du partage. Cette utopie-là n’est pas périmée, elle est toujours porteuse d’espoirs immenses.
Une erreur d’aiguillage s’est produite, enclenchée par des sociétés dotées d’ingénieurs géniaux qui ont travaillé sur la mise à disposition de solutions rapides et la possibilité de socialiser pour ceux qui sont isolés. Ces sociétés-là ont dû trouver des modèles de rémunération, et ont copié mécaniquement les médias audiovisuels et le modèle économique de la publicité.
Il y a toutefois deux choses qui les ont rapidement distingués d’un média traditionnel, c’est d’abord l’amplitude de la conquête possible : le smartphone étant connecté en permanence, il n’est pas nécessaire d’aller chercher des segments de temps disponible. Via le smartphone, ces sociétés sont donc entrées en compétition frontale avec toutes les autres activités que nous menons, parfois simultanément. Il y a aussi l’économie de la donnée et de la mise en réseau des données : plutôt que de chercher l’attention d’une multitude, on va chercher l’attention d’une personne en collant au plus près de son attention et de ses émotions personnelles. Une nouvelle époque a commencé dont les deux effets principaux sont, à l’échelle individuelle, l’assuétude, et à l’échelle collective les mécanismes de polarisation propres à une société basée sur l’émotion. Le phénomène des fake news en est un exemple.
- A quelles plateformes s’applique l’économie de l’attention ?
Ce sont des mécanismes utilisés par les réseaux sociaux connus comme Facebook, Twitter, mais aussi Youtube, Tinder, voire des jeux comme Candy Crush dont je parle dans le livre. Ce n’est pas une volonté délibérée des plateformes mais la conséquence d’un modèle économique qui n’est pas encore encadré. Quand on se souviendra de l’époque que nous traversons aujourd’hui, on en parlera comme du numérique sauvage, un moment de grande inconséquence de notre part qui a, et aura, des conséquences sérieuses sur la santé individuelle.
- Vous parlez de régulation, mais n’est-ce pas une façon d’ouvrir la porte à des formes de censure ?
La viralité d’un message, sa capacité à avoir été partagé et commenté est fondamentale et étroitement liée à l’émotion qu’il suscite. La censure consisterait à décider qui a le pouvoir de partager ainsi que la nature des messages qu’on partage. La régulation, quant à elle, s’applique au principe organisationnel à la façon dont les messages sont partagés.
En somme, et comme le disent des repentis de la Silicon Valley, on n’installe pas des machines à sous aux quatre coins des rues. Dans l’internet aussi, il faut pouvoir limiter les impacts de l’économie de l’attention en encadrant les mécanismes qu’elle élabore pour nous capter. On peut par exemple restreindre l’accès par l’âge, le temps passé, etc. Nous nous sommes tous jetés dans la connexion illimitée comme moyen d’émancipation, mais le moment arrive, me semble-t-il, où la collectivité va envisager des lieux de déconnexion comme autant de moyens de libération de l’individu. Ça ne peut pas venir tout seul.
"Le moment est venu, on ne doit pas le rater."
- Comment redonner de la vertu à ce système, par un projet de société global ou un rapport de forces économique ?
Les utilisateurs ont collectivement le pouvoir puisque c’est leur attention qui fait le chiffre d’affaire de ces sociétés. Actuellement, ce mécanisme est menacé d’emballement et d’effondrement. L’explosion des faux comptes, du faux en général, est une conséquence de l’illusion que le temps est extensible : les audiences sont gonflées, on commence à douter de la qualité de l’attention et ce n’est pas tenable économiquement pour les réseaux.
Je ne crois pas à un dialogue interétatique mais à un dialogue « sportif » mené par un ensemble d’acteurs, comme des associations d’utilisateurs, des initiatives gouvernementales ou européennes. Le moment est venu, on ne doit pas le rater. Mais je ne crois pas du tout à l’autorégulation qui suppose de dire à une société d’abaisser sa position concurrentielle.
- Vous prônez un nouvel humanisme numérique, c’est-à-dire ?
Depuis tout à l’heure, on parle de ces plateformes mais elles ne résument pas, fort heureusement, le projet numérique ni la réalité de tout ce qui peut être mis en œuvre grâce à cette révolution anthropologique. Je ne veux pas non plus participer à une diabolisation des algorithmes : sont également élaborées des intelligences artificielles dont l’objet n’est pas de nous rendre dépendant aux écrans.
Il y a eu un big bang de l’usage et des innovations qui entraîne des discussions sérieuses sur la fiscalité des GAFA, la responsabilité éditoriale, la sécurité des données, etc. Essayons maintenant de considérer l’impact sur les vies individuelles et la collectivité. Les conséquences sur nos vies impliquent de guérir cette addiction et d’encadrer des outils qui veulent nous voler le temps qu’on n’a plus. Il me paraît inexorable et salutaire de partir à la reconquête de ce temps que nous devons nous réapproprier sans renoncer aux formidables possibilités du numérique.
- Vous dirigez l’école de journalisme de Sciences po, comment formez-vous les journalistes de demain dans cette civilisation de l’attention ?
Nous vivons un moment difficile pour l’information. C’est la première fois qu’il n’y a plus de frontière technologique entre l’information, l’influence et la conversation. Et tout cela se mélange pour le meilleur et pour le pire. Les mécanismes fondés sur l’économie de l’attention ne donnent pas la même chance à tout le monde. La compétition n’est pas égale entre messages de différentes natures : plus ils seront émotionnels, et plus l’attention sera captée. C’est ainsi que se verront privilégiés les messages outranciers ou émotionnels, au détriment des informations valorisées. On doit essayer d’expliquer à ceux qui vont nous informer qu’ils entrent dans un espace où il sera compliqué de lutter car ce système ne leur donnera pas l’avantage. Cela rend le rôle des journalistes plus nécessaire, mais plus difficile.
Propos recueillis par Karine Papillaud
je pense qu'il y a beaucoup à apprendre à la lecture de ce texte et surtout une belle prise de conscience sur notre posture d'addiction.
Mais les ecranssont la et il faut avancer c est là vie mais bien l utiliser surtout pour les générations futurs
Et nnotresociete est tellement ifficile est qu' il va nous apporter la solution tous ses thermes sont a decouvrir bien sur
Génial se livre je voudrais le lire sa fait 20 ans que j ai un poisson rouge tout le monde le trouve nial et beau j aimerais connaître l histoire de se poisson
Bonjour. Merci Karine pour cet entretien avec Bruno Patino. La civilisation du poisson rouge est un essai utile , remarquable et éclairant . Je le note de suite pour le lire . Voici un livre qui est des plus utiles en ces temps où la connexion ne devrait pas être synonyme de vulgarisation mais d'utilité et d'importance . Où les petits sont trop sensibles aux écrans et l'attention est moindre pour tous. Je crois que la lecture reste une accroche indispensable et deviendra bientôt un mode de guérison. Déjà dans certains collèges et lycées il existe le 1/4 heure de lecture pour tous au même moment. Retenir l'attention être à l'écoute de l'autre tout cela ne devrait pas être la marge. Voici un livre très éclairant.
Oui un constat alarmant, chaque avancée technologique à son lot de nuisances et de dangers. La société actuelle qui prône la liberté nous dirige chaque jour un peu plus vers un environnement anxiogène et paradoxalement addictif.
Merci pour cette belle interview :)
Effectivement le constat est implacable et imparable. Ça fait un peu peur. On a des défis à relever. On peut faire face. On peut s'adapter.
Il y a des personnes qui se sont déjà adaptées, et ou pour qui ça ne pose pas de problème. Et d'autres qui se posent des questions.
Le progrès, la science, le revers de la médaille, la dépendance, la censure, l'autocensure, les dérives, l'addiction, la bonne utilisation des objets à notre disposition, la formation, l'information, la régulation... quelle société veut-on ? Comment s'adapter ? Quels enjeux ? Quels projets ?
Cette chronique est intéressante, et j'avais entendu l'auteur parler de son essai et je l'avais trouvé vraiment passionnant.