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« Avec l'arrivée de Neal a commencé cette partie de ma vie qu'on pourrait appeler ma vie sur la route. [...] Neal, c'est le type idéal, pour la route, parce que lui, il y est né, sur la route... » Neal Cassady, chauffard génial, prophète gigolo à la bisexualité triomphale, pique-assiette inspiré et vagabond mystique, est assurément la plus grande rencontre de Jack Kerouac, avec Allen Ginsberg et William Burroughs. La virée, dans sa bande originale : un long ruban de papier, analogue à celui de la route, sur lequel l'auteur a crépité son texte sans s'arrêter, page unique, paragraphe unique. Aujourd'hui, voici qu'on peut lire ces chants de l'innocence et de l'expérience à la fois, dans leurs accents libertaires et leur lyrisme vibrant ; aujourd'hui on peut entendre dans ses pulsations d'origine, le verbe de Kerouac, avec ses syncopes et ses envolées, long comme une phrase de sax ténor dans le noir. Telle est la route, fête mobile, traversées incessantes de la nuit américaine, célébration de l'éphémère.
« Quand tout le monde sera mort », a écrit Ginsberg, « le roman sera publié dans toute sa folie. » Dont acte. (Josée Kamoun)
"Tout est devant nous. Le chemin ne finit pas ;
plus on avance, plus la route s’ouvre à nos yeux."
Henry Miller
"Neal est monté dans un car marqué "Chicago" et il s'est arraché dans la nuit. Je me suis promis de prendre la même direction quand le printemps fleurirait pour de bon et m'ouvrirait le continent. C'est ainsi que notre cow-boy est parti. Et c'est vraiment comme ça que toute mon expérience de la route a commencé, et la suite est bien trop fantastique pour ne pas la raconter."
Jack Kerouac a tapé "Sur la route" au kilomètre, en trois semaines d’avril 1951, carburant au café pour tenir la distance - la soupe de pois et la benzédrine n’étant là que pour nourrir la légende. Il a tapé le texte d’un seul jet, sur un rouleau (the scroll) fait de 370 feuilles de papier à dessin qu’il colla bout à bout. Et Truman Capote de persifler :
"That’s not writing, that’s typing."
Quand on voit cette version sans paragraphe, mais avec ponctuation (tordons encore une fois le cou à la légende !) on découvre le fameux flux d'écriture de Kerouac ; quand on s’immerge dans le texte, on entend sourdre l’improvisation jazz, la pulsation beat que l'auteur a voulu restituer.
Auteur beat par excellence, Kerouac écornait volontiers sa propre légende (encore !) :
"Je ne suis pas un "beat" mais un mystique catholique étrange, solitaire et fou."
Et comme chacun sait
"L’important dans toute légende, ce n’est pas qu’elle soit vraie ou fausse, que les faits rapportés soient exacts, c’est que l’histoire ait pu basculer à un moment pour devenir plus vraie que la vérité elle-même." - Thomas Keneally
La genèse du livre est quand même plus travaillée. Le rouleau, route de papier de 36,50 mètres de long noircie d’un unique paragraphe de 125 000 mots, déroutant dans sa forme évidemment, mais aussi par la liberté de son langage et ses scènes crues, est - ce que l’on sait moins - le jet final de six versions antérieures que Kerouac commença à écrire en français, sa langue maternelle.
"[…] le livre est génial mais fou, pas au bon sens du terme et [...] il doit être, sur le plan esthétique et dans l’idée de le faire publier, repris et reconstruit", écrira Allen Ginsberg à Kerouac qui prendra salement la mouche.
Le fait est que les éditeurs demanderont à Jack Kerouac de changer les noms, d’organiser le récit en chapitres et paragraphes. Ils iront même jusqu’à faire certaines corrections que l'auteur ne découvrira qu'une fois le livre publié. Bref, révisions et versions nombreuses, modifications structurelles, reprises, "Sur la route", dans sa 1re version publiée, est donc moins né que devenu.
"Le roman publié n'a rien à voir avec le livre échevelé que Kerouac a tapé en 1951. Un jour, quand tout le monde sera mort, l'original sera publié en l'état dans toute sa folie." - Allen Ginsberg
Visionnaire, Ginsberg, lui qui avait mis en garde son ami ?
Il a fallu attendre 2007, 38 ans après la mort de Kerouac, pour que le rouleau original, à l’exception du dernier mètre mangé par son chien, soit enfin publié aux États-Unis. En France, c’est chose faite en 2010 avec la traduction de Josée Kamoun pour les éditions Gallimard.
Alors, si l'on oublie la légende, "Sur la route", c'est quoi ?
Le livre culte de toute une génération, cette Beat Generation contestataire qui a connu la guerre, ses atrocités et qui, dans son retour à la vie, refuse de se plier à ce que la société attend d’elle. Tempérance et retenue ne font pas partie de son vocabulaire. La Beat Generation, c’est celle qui taille la route avec en poche quelques maigres dollars, avec en tête une vague destination et aucun calendrier. Le terme beat appartient à l’argot de la rue, il prolonge le mythe de la génération perdue, celle de John Dos Passos et surtout de Hemingway auquel Kerouac fait souvent référence. Être beat, c’est s’être battu et avoir été vaincu, c'est être usé par la société, pauvre, sans domicile, traîner la savate dans les rues, voler aussi bien une voiture que du pain et du fromage, fumer des mégots ramassés à même le bitume, oublier ce qui imposerait de se fixer, tels un travail ou une famille, refuser les attaches qui entravent le mouvement, au nombre desquelles les enfants que l'on conçoit et que l'on abandonne à leur mère.
Ne dit-on pas que les voyages forment la jeunesse ?
"Hit the road, Jack!"
"Une fois de plus, nos valises cabossées s'empilaient sur le trottoir ; on avait du chemin devant nous. Mais qu'importe : la route, c'est la vie."
"Sur la route" est un livre culte et un monument de la littérature contemporaine américaine qui laissera bon nombre de lecteurs sur un bas-côté non stabilisé, incapables de sauter dans un train, de grimper à bord d’un bus ou d’une voiture lancée à toute allure à travers les États-Unis, d’est en ouest et retour, avec à son bord une bande de jeunes hallucinés, irresponsables et impulsifs, béats devant les grands espaces américains, doués d’un émerveillement sans cesse renouvelé, fût-il provoqué artificiellement.
"Ma garce de vie s'est mise à danser devant mes yeux, et j'ai compris que quoi qu'on fasse, au fond, on perd son temps, alors autant choisir la folie."
"Sur la route", c’est un livre-fleuve en ce sens que sa parole coule sans jamais pouvoir être endiguée, une transe spontanée de phrases qui rappelle les jazz sessions de Charlie Parker. Kerouac ne disait-il pas qu'il souhaitait qu'on le considère "as a jazz poet blowing a long blues in an afternoon jazz session on Sunday" ?
"[...] mais à l'époque, ils dansaient dans la rue comme des ludions, et moi je traînais la patte derrière eux, comme je l'ai toujours fait quand les gens m'intéressent, parce que les seuls qui m'intéressent sont les fous furieux, les fous de la vie, les furieux du verbe, qui veulent tout à la fois, ceux qui ne bâillent jamais, qui sont incapables de dire des banalités, mais qui flambent, qui flambent, qui flambent, jalonnant la nuit comme des cierges d'église."
Je vais être honnête : j’étais passée à côté de la version première et il m’a fallu une bonne dose d’endurance pour refaire cette traversée avec Neal et Jack. J’ai certes conscience qu’il y a un avant et un après la publication du rouleau original - je me suis d’ailleurs amusée à traquer les différences entre les 2 versions -, mais je n’y ai pas trouvé ce que j’espérais, ce souffle qui manquait à la version sage et aseptisée que l’on m’avait servie il y a 30 ans. Les divagations bavardes de ces jeunes gens avinés et défoncés sur le sens à trouver à la vie, m’ont laissée au mieux indifférente, au pire exaspérée. Leurs embardées sur la route, passant toujours par les mêmes villes, déroulant toujours le même itinéraire et finalement n’osant se risquer vers l’inconnu qu’à la toute fin, ne m’ont pas embarquée. "Youhou !"
Reste que ce livre vaut surtout pour son écriture qui défie les codes pour dire le sentiment de liberté. pour ce qu’il dit de cette génération de paumés rebelles qui préfèrent vivre intensément plutôt que de s’étioler dans un conformisme facile.
"[...] et à présent nous arrivions au bout de la route, et moi, qui ne m'en doutais guère, j'arrivais au bout de ma route avec Neal. Or, ma route avec Neal était bien plus longue que ces trois mille cinq cents bornes."
Je suis au bout du rouleau. Sans regret, je laisse Jack, Neal, Carolyn, Diane, Allen, William et les autres, ces fous hallucinés, tracer leur route.
Il est dommage que "Sur la route" soit l'arbre qui cache la forêt. Il ferait presque oublier que Kerouac n'est pas l'auteur d'un seul livre. Quitte à cheminer avec lui, je préfère de loin emporter dans mon baluchon son travail poétique, "Le Livre des haïkus" par exemple. Cette ascèse est à l'opposé du vertige verbal de "Sur la route", et tellement plus inspirante et inspirée.
Et quitte à tailler la route pour trouver un sens à la vie, je préfère embarquer avec Jim Harrison et "Une Odyssée américaine". Autrement plus attachant. Tout simplement magistral.
Lu pour la session anniversaire 5 ans des #68premieresfois, "Sur la route" est le choix de Pascal Manoukian.
https://www.calliope-petrichor.fr/2020/04/14/sur-la-route-jack-kerouac-folio/
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