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Yara a tout pour être heureuse : un mari travailleur, deux enfants magnifiques et un poste à l'université qui lui permet de vivre de sa passion pour l'art. Seulement, tiraillée entre la préparation des cours, la gestion du foyer ou encore l'absence de Fadi, son époux accaparé pour sa vie professionnelle, elle s'interroge sur l'hérédité de la malédiction qui a pesé sur sa mère en Palestine.
Yara est fille d'immigrants palestiniens, élevée à Brooklyn au sein d'une communauté arabe soudée autour de leurs traditions culturelles. Lorsqu'on fait sa connaissance, elle approche de la trentaine, est mariée depuis dix ans à Fadi, a deux filles et donne des cours d'arts. Lorsqu'elle s'emporte violemment après le commentaire raciste d'une de ses collègues (qui l'essentialiser en tant que femme arabe comme forcément opprimée et réduite au silence chez elle), sa hiérarchie lui impose des séances auprès du psychologue de l'université, obligation pour réintégrer sa charge auprès d'élèves. L'occasion, malgré elle au départ, de faire le point sur sa vie et de comprendre pourquoi à chaque fois qu'elle se sent menacée, ressortent des pulsions de violence et de colère impossibles à contrôler. Elle ne peut plus éviter de se confronter à des conflits non résolus qu'elle a toujours ressenti en elle.
« Des larmes coulèrent sur ses joues qu'elle essuya aussitôt, mais d'autres suivirent. Les couleurs du campus se brouillèrent, se fondirent les unes dans les autres. Yara avait l'impression d'être au milieu d'un tunnel dont les deux extrémités étaient bloquées. Elle avait passé toutes ces années à se convaincre qu'elle était aux commandes de son existence. Mais l'était-elle seulement ? Elle croyait trouver la liberté en quittant le foyer de ses parents, mais elle n'avait fait que suivre la même voie prescrite aux femmes qui l'avaient précédée. Aiguillonnée par les mêmes peurs, prisonnière de la même honte. En se berçant en outre de l'illusion que sa vie valait mieux que les leurs. Mais c'était loin d'être le cas, et pourquoi cela l'aurait-il été ? Elle ne méritait pas d'être heureuse. »
Etaf Rum alterne un récit à la troisième personnage et des extraits du journal que Yara tient en s'adressant à sa mère décédée, figure centrale de sa vie, persuadée d'avoir été victime d'une malédiction, mauvais oeil qu'elle aurait transmis à sa fille. Yara veut briser la malédiction, ne pas devenir comme sa mère, dépressive et aigrie. Elle ne veut plus être en guerre perpétuelle contre elle-même.
Suivre le réveil d'une femme sous influence et son parcours vers la connaissance de soi, afin de se réconcilier avec elle-même et décider en conscience de son avenir, le sujet n'est pas nouveau. En soi, l'intrigue est très mince, le rythme lent avec des motifs répétés, et pourtant ce roman est passionnant par l'étude psychologique qu'il fait de Yara. L'écriture nette d'Etaf Rum, sans obstentation mais d'une rare précision, permet de s'immerger au plus près de la psyché de la jeune femme et de suivre son évolution jusqu'à s'ouvrir aux autres. Même les passages à la troisième personne donnent l'impression de lire un monologue intérieur.
La lutte de Yara pour trouver l'équilibre (ou pas) entre une sécurité apportée par l'obéissance aux injonctions sociales de sa communauté et son besoin intérieur de se libérer, est rendue avec une formidable finesse qui fuit tout manichéisme facile et révèle toute la complexité d'une identité qui oscille entre construction individuelle et construction culturelle. Ainsi, le mari de Yara n'est ni stéréotypé ni mauvais. le couple partage une vraie intimité ( une douche commune le soir lorsqu'il rentre du travail ) et les mêmes souvenirs d'une enfance malheureuse. La décision que Yara aura à prendre ne se basera pas sur des défauts rédhibitoires de son mari mais sur son libre arbitre à elle, et ça c'est très réussi.
Le roman est également bien construit, révélant très progressivement, suivant un timing juste, le passé de Yara, celui de sa mère, de sa grand-mère, mais aussi de sa belle-mère, dressant ainsi de très portraits féminins qui, bien qu'ancrés dans un terroir historique singulier (la Nakba de 1948, les camps palestiniens suite à la colonisation qui a suivi la naissance de l'Etat israélien, l'exil) et une culture non occidentale, touche à l'universalité et donc à l'empathie du lecteur. Etaf Rum creuse ainsi avec sensibilité la question du traumatisme intergénérationnel dont il faut briser le cercle pour vivre libre.
Et au final, c'est l'émotion qui l'emporte : celle de découvrir cette nouvelle Yara, qu'on a vu sous nos yeux se rebeller, naître, grandir, souffrir, sourire, s'apaiser; elle est presque devenue une amie tant l'autrice a rendu palpable sa reconstruction.
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