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«Les visages finissent par tous se ressembler, parce que soumis aux mêmes désirs, de même que les corps, qui s'exercent aux mêmes pratiques sportives, et les esprits, qui partagent les mêmes centres d'intérêt. Inconsciemment, une âme unique se crée, une âme de masse, mue par le désir accru d'uniformité, qui célèbre la dégénérescence des nerfs en faveur des muscles et la mort de l'individu en faveur d'un type générique.» Dès 1925, Stefan Zweig pressent l'un des grands bouleversements sociaux de notre temps?: l'uniformisation du monde. Alors que le concept de mondialisation reste toujours à inventer, il examine avec perplexité des sociétés qui gomment peu à peu toutes leurs aspérités. Comment en sommes-nous arrivés là??
Dans ces pages habitées d'une lumineuse mélancolie, il décrit déjà l'avènement de l'instantanéité et de la simultanéité, à travers la mode, le cinéma, la radio ou même la danse. Facilité par des bouleversements techniques profonds, ce culte de l'éphémère joue un rôle central dans l'uniformisation critiquée par Zweig.
S'il dénonce la gravité d'un tel processus, c'est tout simplement qu'il en va de notre liberté. À une époque où le fascisme commence à poindre, Zweig nous met en garde contre une autre forme de tyrannie. Car il n'y a qu'un pas de l'uniformisation des modes de vie à la servitude volontaire des individus. En écho à la massification de la vie sociale, cette uniformisation ouvre finalement la porte à toutes les dérives autoritaires du pouvoir, dont Zweig perçoit le risque avec sensibilité. Dernier recours pour les individualités récalcitrantes?: fuir en elles-mêmes, pour oublier l'oppression du collectif.
Critique issue du blog : https://hanaebookreviews.wordpress.com/2021/03/10/luniformisation-du-monde-stefan-zweig/
« L’arôme délicat de ce que les cultures ont de singulier se volatilise de plus en plus. Les couleurs s’estompent avec une rapidité sans précédent et sous la couche de vernis craquelé affleure le piston couleur d’acier de l’activité mécanique. »
L’uniformisation… ce piston sans couleur et sans arôme si ce n’est le goût froid, constant et figé de l’alliage métallique.
La première fois que j’ai eu cette réflexion, je me trouvais au Maroc, à Rabbat chez une amie. Si la vie nous a éloignées Sophia et moi, le souvenir de nos échanges reste gravé et je sais qu’elle fait partie de ces gens qu’il est naturel de revoir des années après sans éprouver de gêne ni d’éloignement. Un soir, elle a voulu me montrer une construction en cours dans la ville. Il s’agissait d’un pont, probablement le pont Mohammed VI inauguré par le roi du Maroc en 2016 ; réalisé par une société chinoise au nom anglais sur le sol marocain.
Alors qu’il faisait la fierté de la ville je me rappelle avoir fait une réflexion sur la différence entre la vision qui s’étalait sous mes yeux et celle que j’avais du Maroc. Car lorsque je pense à l’architecture marocaine, j’imagine sa richesse qui va des édifices berbères en terre crue à la grandeur des plafonds arqués arabo-andalous rehaussés par un parterre de mosaïques byzantines.
Sophia m’a fusillée du regard avant de répondre : « Et alors quoi ? Pour la préservation de la culture on devrait continuer à vivre à l’époque des chameaux ? »
Deux ans plus tard, je travaillais au Liban à l’Apave où je réalisais de la supervision de chantiers. La prévalence d’une architecture standardisée dans un Beyrouth en continuelle reconstruction m’avait frappée. Détruire l’ancien, refaire du neuf : les tours aux architectes internationaux s’érigent à la place des vieilles demeurent et l’urbanisme de la ville perd de son histoire. La tendance est trouble : faut-il préserver le patrimoine ou édifier une ville moderne ?
Au travail j’ai poussé plus loin ma réflexion. J’appliquais le respect des normes incendies, et des normes d’accès aux handicapés où les règles sont si nombreuses qu’elles définissent presque l’architecture d’un bâtiment. Les volumes des pièces, les distances entre les fenêtres, les hauteurs des garde-corps : on impose, on norme, on répond à des standards sécuritaires et techniques. Serait-ce un frein à l’expression, une harmonisation du monde ou une mise à mort de la culture des peuples ? Des façades au visage uniforme s’érigeront-elles dans chaque pays du monde confortant l’idée de Village Planétaire (« Global Village ») déjà avancée en 1967 par Marshall McLuhan ?
En 1925, aux prémices de la globalisation, Stefan Zweig alerte sur un monde qui se lisse de sa substance et de ses particularités.
L’information en continue, netflix ou la fast fashion n’existaient pas encore, pourtant son analyse de la danse, de la mode, du cinéma ou de la radio est diablement actuelle. Avec sarcasme, il écrit qu’il a « fallu des siècles […] au christianisme pour convertir des adeptes et rendre leurs commandements efficaces sur autant de personnes qu’un tailleur parisien ne les soumet à son influence en huit jours aujourd’hui. » ou que « les usages de la mode marquée par la rapidité, « le succès saisonnier », imprègnent la littérature ».
Les nouveaux moyens de communications offrent une instantanéité de l’information et une absence d’effort intellectuel. La mode est prête à porter, les livres se consomment, la radio rythme les sujets de réflexion et ce confort du sans effort massifie l’opinion. Le divertissement se consomme et sa stimulation est factice lorsqu’elle flatte la passivité de l’individu.
S. Zweig alerte sur une soumission « aux mêmes goûts moutonniers » où « l’individu ne choisit plus à partir de son être intérieur mais en se rangeant aux opinions des autres ».
A l’époque de sa publication, le monde alerte sur le fascisme. Pourtant S. Zweig craint une autre forme de tyrannie : cette vague d’uniformité qui nous vient de l’Amérique. Ultra-consommation, mécanisation et culture du loisir : le vieux continent s’asservit sur le même modèle que la culture américaine. Même l’ennui s’américanise : «Cet ennui horrible, très spécifique qui se dégage là-bas, cet ennui qui n’est pas comme jadis l’ennui européen, celui du repos, celui qui consiste à s’asseoir sur un banc de taverne à jouer au domino et à fumer la pipe soit une perte de temps paresseuse mais inoffensive : l’ennui américain, lui, est instable, nerveux et agressif. On s’y surmène dans une excitation fiévreuse et on cherche à s’étourdir dans le sport et les sensations. L’ennui n’a plus rien de ludique mais court avec une obsession enragée dans une fuite perpétuelle du temps. »
Que faire ?
L’uniformisation de la mode, des tendances ou du divertissement pénètre-t-elle l’intérieur des êtres ? S. Zweig n’est pas fataliste mais il serait présomptueux de vouloir changer cette monotonie qui couvre nos sociétés. La culture populaire touche plus efficacement un analphabète que ne le fera un livre et peut-être est-ce nous qui ne comprenons pas. Pour le récalcitrant, il est possible de garder son individualité dans cette uniformisation du collectif en se réfugiant dans son esprit. « Le dernier recours ; il ne nous en reste qu’un seul, puisque nous considérons la lutte vaine : la fuite, la fuite en nous-mêmes. On ne peut pas sauver l’individu dans le monde, on ne peut que défendre l’individu en soi. La plus haute réalisation de l’Homme spirituel reste la liberté, la liberté par rapport à autrui, aux opinions, aux choses, la liberté pour soi-même. Et c’est notre tâche : devenir toujours plus libre à mesure que les autres s’assujettissent volontairement ! […] Voici notre atelier, notre monde à nous, qui ne sera jamais monotone. »
Pour aller plus loin : Le phénomène de la mondialisation culturelle avait progressé avant le COVID-19. Qu’en sera-t-il de cette uniformisation du monde à l’issue de cette crise sanitaire ?
https://www.franceculture.fr/emissions/le-tour-du-monde-des-idees/le-tour-du-monde-des-idees-du-mercredi-03-fevrier-2021
Une lecture par François Wolfermann (librairie Kléber) :
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