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Entre France et Portugal, de 1955 à 1995, les destins croisés de trois générations d'hommes, coupés les uns des autres bien que reliés par le fil du sang. Entre Vasco, le grand-père, fuyant en France avec femme et enfants les conséquences d'un acte que ses descendants ne connaîtront que bien des années plus tard, et Arthur le petit-fils qui ne parle pas un mot de portugais, il y a la formidable personnalité de Fernando, le maçon, l'entrepreneur, l'homme qui veut repousser l'horizon. Lui choisit d'épouser une Française et vit dans sa chair le déchirement entre deux communautés. Étranger à son père comme à son propre fils, il hante ce magnifique roman d'un désespoir intime aussi secret que destructeur.
Damien Ribeiro joue en virtuose de ces trois personnages qui traversent, l'un le Portugal de Salazar et l'Espagne de Franco, le deuxième le mirage des Trente Glorieuses, le plus jeune le vertige de la déception paternelle. Il raconte aussi l'histoire d'une diaspora silencieuse.
Arrivé en France en 1973 en prétendant « fuir la dictature » plutôt que les « complications » tues même aux siens, David s’empresse de retourner au pays sitôt la révolution des Oeillets et la chute du régime de Salazar. Ayant pour sa part choisi de rester en France, son fils Fernando y crée une entreprise de maçonnerie, brave la loi communautaire en épousant une Française et élève son propre fils Arthur en si parfait petit Français que pas même un mot de portugais ne lui est familier.
Ainsi s’écrit la diaspora de la famille Carvalho, chaque génération semblant dériver de plus en plus loin l’une de l’autre, non pas seulement parce qu’elles ne résident pas toutes dans le même pays, mais surtout parce que, même vivant sous le même toit, aucune se ne reconnaît plus dans les choix ni dans la manière d’être de l’autre. Il faut dire qu’à force de non-dits, par cette « étrange croyance qui prête au silence le pouvoir d’effacer les souffrances », l’incompréhension n’a cessé de croître entre les trois hommes, chacun porté par des aspirations et par des décisions qu’il pense irréconciliables. C’est pourtant sans compter l’inconsciente mais indélébile empreinte psychologique qui constitue leur plus forte filiation et leur plus solide héritage...
Pris en tenaille entre père et fils, Fernando est sans doute celui des trois qui se retrouve le plus aux prises avec ses déchirements et ses contradictions. Lui qui a voué son existence à sa « réussite » française, poussant si bien son fils à devenir plus français que français qu’il lui semble maintenant un parfait étranger, réalise au décès de son père, dans un mélange de colère et de frustration, qu’il n’a au fond toujours agi qu’en réaction à ses origines portugaises. « A qui allait-il se mesurer maintenant ? (…) En le quittant maintenant, ce salaud le privait de sa revanche, de cette procession qu’il imaginait faire au volant d’une Mercedes neuve dans le village, habillé comme un prince, Hélène à ses côtés, habillée comme une femme de médecin, les petits derrière, habillés comme des Français. »
Et non seulement cela, « Pour une raison qu’il ne s’expliquait pas, il luttait pour se détacher de son groupe, mais dès que ce dernier était moqué, réduit, raillé, il se sentait le plus offensé de tous. Pour en être issu et s’être hissé au-dessus, il s’estimait le seul légitime à juger les Portugais de France. S’il ne devait rester qu’un seul représentant de cette espèce, ce serait lui, le dernier à s’agripper à sa carte d’identité portugaise comme à une chanson qu’on fredonne pour se consoler des paroles oubliées. »
Agençé en incessants allers-retours entre les époques et entre France et Portugal, le récit avance comme à bâtons rompus, accumulant dans le désordre des épisodes a priori disjoints, étagés de 1955 à 1995, mais formant insensiblement la trame d’une histoire familiale à laquelle, malgré leurs pas de côté et leurs tentatives, chacun à leur façon, de prendre le large, aucun personnage ne parvient à échapper. Ainsi, lancés sur des trajectoires de vie pourtant distinctes, séparés par leurs incompréhensions et par leur défaut de communication, ils finiront par réaliser qu’en aveugles tâtonnants, ils n’auront pourtant tous suivi que des chemins de traverse, menant en définitive à la même destination, ou plutôt les ramenant irrémédiablement à leur même point de départ.
Un roman tout en subtilité et sensibilité, qui excelle à peindre la solitude, l’aliénation et le désespoir de personnages emmurés dans le silence et l’incommunicabilité, condamnés à gratter sans s’en rendre compte la vieille plaie familiale qui, cachée et négligée, ne parvient pas à cicatriser. Coup de coeur.
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