"On n'est pas dans le futurisme, mais dans un drame bourgeois ou un thriller atmosphérique"
Au petit matin du 7 octobre, quand ils sont réveillés par le sifflement des missiles, Amir Tibon et son épouse vivent dans le kibboutz Nahal Oz depuis plusieurs années et ils connaissent les règles : il suffit de se précipiter dans la pièce sécurisée de la maison et d'attendre que la situation se calme. Mais ce samedi-là, quand ils se rendent compte qu'il ne s'agit pas seulement d'une attaque de mortier, et que des terroristes du Hamas ont envahi leur communauté, ils comprennent que la journée sera différente de toutes les autres alertes qu'ils ont connues.
Amir Tibon fait le récit des onze heures qui suivent avec une simplicité poignante: il faut tout d'abord calmer leurs deux filles, âgées de trois ans et de vingt mois. Communiquer avec les autres membres du kibboutz. Joindre les proches à Tel-Aviv. Ne pas paniquer quand on crible la maison de balles. Rester calme même quand on apprend les massacres commis dans le voisinage immédiat. Des atrocités dont Amir et sa femme deviennent aussi des témoins auditifs.
Les Portes de Gaza, cependant, ne nous offre pas seulement ce récit profondément personnel de la journée du 7 octobre, car, en alternance avec son témoignage, Amir Tibon condense ici son analyse du conflit israélo-palestinien, notamment par le prisme de l'histoire du kibboutz Nahal Oz qui devait fêter ses soixante-dix ans justement le soir du 7 octobre. Son analyse de la faillite à la fois sécuritaire et morale des années de gouvernance Netanyahou est aussi implacable et précise que sa connaissance des enjeux géopolitiques est vaste et limpide.
Journaliste israélien survivant des attaques du 7 octobre par le Hamas, Amir Tibon met en perspective le récit de cette journée qui tua près de 1200 civils et soldats avec un panorama éclairant de l’histoire du conflit israélo-palestinien.
Installé depuis dix ans à Nahal Oz, le kibboutz le plus proche – à seulement sept cent mètres – de la frontière avec la bande de Gaza, Amir Tibon n’a cette nuit-là que quelques secondes pour gagner avec son épouse la pièce sécurisée où leurs deux filles – trois ans et demi et un an et neuf mois – ont, par précaution, l’habitude de dormir. C’est d’abord un déluge de roquettes et d’obus, puis le déferlement dans le kibboutz d’attaquants déterminés à débusquer, pour les abattre ou pour les emmener en otages, les habitants terrés dans leurs bunkers. Commence alors le récit d’une interminable journée d’épouvante. Le couple entend les terroristes parcourir leur maison, les tirs, les explosions. La porte de leur refuge résistera-t-elle ? Si elles se mettent à pleurer, les fillettes ne finiront-elles pas par révéler leur présence ? Ils ont beau préserver le plus longtemps possible la batterie de leur téléphone portable, les voilà bientôt totalement coupés du monde extérieur, à affronter leur terreur dans l’obscurité, sans plus d’autres informations sur les événements que les sons menaçants qui leur parviennent.
En même temps qu’il relate son confinement aveugle et précaire, Amir Tibon retrace le déroulement précis et documenté des attaques et de la défense qui se met en place avec son lot d’acteurs héroïques, comme, parmi d’autres, son père, général à la retraite forcé de reprendre du service. Tendues par le souvenir intact de sensations extrêmes, entre horreur, incertitude et urgence, les deux narrations s’entremêlent en une restitution factuelle, pudique et posée rendant fidèlement compte des événements. Documentaire d’autant plus remarquable de lucidité qu’écrit à chaud, l’ouvrage prend encore une toute autre ampleur en s’inscrivant aussi dans une mise en perspective historique des relations israélo-palestiniennes depuis 1948. Se dessine alors la chronologie d’une catastrophe annoncée.
Car, des signes avant-coureurs, il y en eut mais que les autorités israéliennes négligèrent. Et puis, journaliste au quotidien de centre gauche Haaretz, l’auteur détaille les ambiguïtés de la politique de Nétanyahou, son acceptation tacite d’un afflux massif d’argent qatari à Gaza tombant pourtant en grande partie directement dans l’escarcelle du Hamas et des islamistes, ceci par souci d’affaiblir l’Autorité palestinienne et d’écarter toute perspective de création d’un Etat palestinien, mais aussi en vue d'acheter une paix pourtant dangereusement hypothéquée et, s’assurant ainsi une réélection en avril 2020, échapper aux poursuites judiciaires qui le visaient au motif de collusion et de corruption. Nétanyahou s’allie alors avec l’extrême droite suprémaciste en la personne fort controversée d’Itamar Ben-Gvir, plusieurs fois poursuivi pour incitation à l’émeute et à la haine raciale, ainsi que pour que son soutien à des activités terroristes.
Au lendemain des attaques, « le gouvernement n’était nulle part », souligne l’auteur, ni en soutien militaire sur le terrain, ni pour tenter de sauver les otages. « Le Hamas exigeait la libération de milliers de prisonniers des prisons israéliennes en échange des otages, ce qu’Israël ne manquerait pas de rejeter, mais même cette demande farfelue montrait que l’organisation était au moins ouverte à la négociation. Pouvait-on en dire autant de Nétanyahou ? » Répondant par une violence aveugle, « en l’espace de quelques semaines, Israël a transformé la ville de Gaza, dans sa quasi-totalité, en une étendue de terre brûlée. »
Et de conclure : « Il n’y a plus de leaders dans ce pays aujourd’hui – ni du côté israélien, ni du côté palestinien. Ils sont remplacés par des psychopathes et des hommes égocentriques : certains d’entre eux rêvent d’une guerre sans fin et de l’anéantissement de l’autre camp, quel qu’en soit le prix ; d’autres sont trop faibles et incapables de s’opposer à ceux qui nous ont tous entraînés dans ce cauchemar. Ils ne se soucient pas le moins du monde de créer un avenir meilleur pour les générations à venir, et encore moins d’assurer la paix, aujourd’hui, pour mes filles et leurs amis, ou pour les innombrables enfants qui souffrent des horreurs de cette guerre dans les nouveaux camps de réfugiés de Gaza. »
Mêlant expérience personnelle et analyse historique, un récit documenté, factuel et lucide qui, loin des passions aveuglant communément les débats, pose avec justesse la symétrie meurtrière entre Israël et le Hamas. Coup de coeur.
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