"On n'est pas dans le futurisme, mais dans un drame bourgeois ou un thriller atmosphérique"
Dans la ville natale de l'auteur, trois adolescentes, joggings baggy et tennis montantes, agressent un hipster - barbe, slim, lunettes à grosses montures. Témoin du lynchage, Éric Chauvier accourt mais, déjà, les jeunes filles se sont éclipsées. La victime écarte toute aide et se dirige vers le Dark Rihanna.
L'auteur la suit, pénètre à son tour dans ce bar-club très tendance. Il désire une bière mais les codes du lieu lui échappent. Étranger dans la ville où il a grandi, il relie ce qu'il voit à ses souvenirs. L'ambiance qu'il aime d'ordinaire casser ici le submerge : tout est image. La clientèle forme autant de types : du «gentleman farmer hyperurbain» à une fausse Patti Smith en passant par une Debbie Harry plus réussie. Le narrateur parviendra-t-il à commander une bière ?
Télérama n° 3135. Février 2010. Titre de la couverture : Halte à la France moche !
On y voit des hangars, un rond-point, des panneaux. Chacun de nous a ça pas loin de chez lui, me direz-vous. Oui, peut-être, n’empêche, j’imagine la stupeur des gens qui ont reconnu LEUR ville. Parce que, dans une ville, il y a des gens qui vivent et moi, ça ne me plairait pas que l’on dise que ma ville est moche. Alors, les journalistes ont répondu qu’ils avaient choisi une photo, pas une ville. Bien naïfs ! Une image, pas des gens… Oui, mais les gens, eux, ont reconnu l’image qui représentait LEUR ville, ils ont reconnu Villebon dans l’Essonne et un élu dit dans le Parisien qu’il se sent stigmatisé, que ça ne lui plaît pas du tout, cette histoire et que chez lui aussi, il y a des quartiers historiques et que ces quartiers historiques, si les journalistes s’étaient donné la peine de les montrer, la France entière les aurait trouvés beaux et aurait peut-être eu envie d’aller faire un tour à Villebon (ça, c’est moi qui ajoute) mais là, non, c’est sûr, personne ne viendra passer ses vacances à Villebon, non, PERSONNE…
J’imagine aussi la tête de l’élu lorsqu’il a découvert l’article de messieurs Xavier de Sarcy et Vincent Rémy intitulé « Comment la France est devenue moche », article dans lequel les deux journalistes se proposaient de faire « l’historique illustré de ces métastases périurbaines ». Je ne sais pas quel effet la lecture du terme « métastases » a eu sur lui, s’il s’est senti devenir « de trop », une espèce de tumeur maligne qu’il faut se presser d’enlever sous peine de mort, s’il a eu le sentiment qu’on devait tout raser (et lui avec), bref s’il s’est dit qu’il vivait sur un « non-lieu » et qu’il était personne. En tout cas, il était en colère et je le comprends bien.
Un autre non plus n’était pas content : c’est Eric Chauvier, anthropologue, et il l’a dit dans le livre qu’il a publié en 2011 Contre Télérama. Qualifier ainsi ces lieux, c’est exclure les gens qui y vivent, ce qui est un motif de colère. Et, dépassant les critères d’ordre esthétique (c’est beau, ça n’est pas beau), il a voulu comprendre ce qui se passait dans ces zones périurbaines car finalement, on ne le sait pas.
On retrouve cette problématique dans son dernier livre Les Nouvelles Métropoles du désir. Eric Chauvier souhaite passer par la littérature pour parler d’anthropologie et c’est ce qu’il fait.
Un homme branché, type hypster, belle barbe, chemise bûcheron, lunettes grosses montures, passe. Trois gamines de banlieue, jogging baggy, veste à capuche, baskets montantes, le voient. Lui ne les voit pas, lui les ignore : elles n’appartiennent pas à son monde, elles sont en dehors de SON monde, elles viennent de nulle part, d’un lieu qui n’existe pas, elles n’ont rien et ne sont rien, malgré leurs efforts pour ressembler à quelque chose. Elles essaient mais savent qu’elles ne feront qu’imiter, qu’elles resteront des espèces de contrefaçons ridicules et qu’elles retourneront « dans l’obscurité » de leur périurbanité, dans leur « terra incognita », dans leur néant. « Ce jeune homme leur montre qu’il ne sait rien d’elles mais, plus encore, qu’il est en train de les transformer en motif éternel d’indifférence. »
Et c’est violent, peut-être encore plus violent que les coups de pied et de poing qu’elles vont lui asséner. Elles frappent pour montrer qu’elles existent parce qu’elles n’ont pas les mots pour le dire et que personne n’est là pour les écouter.
Elles n’ont ni raison ni tort, le problème n’est pas là. Il est dans le fait que la métropole lumineuse crée des envies terribles : c’est là qu’est la vie, la beauté, la richesse. Ça brille et « les occupants des limbes » étouffent de désir et de rage.
Le narrateur observant la scène suit l’homme dans un bar branché du coin et observe les mimiques des clients qu’il ressent comme des étrangers. Il essaie d’interpréter leurs codes, leur langage, émet des hypothèses pour décrypter le fonctionnement de ceux qui mènent la danse, au milieu de la piste, sous les projecteurs, au cœur de la ville, de la métropole du désir.
Et surtout il tente désespérément de commander une bière mais comment commande-t-on une bière dans un lieu super branché ? Mystère !
Un petit livre passionnant : merci à Eric Chauvier de nous avoir, par la littérature, ouverts à l’anthropologie et permis de comprendre les rapports de force qui se jouent et dont nous sommes chaque jour témoins.
Si cela pouvait permettre d’éviter parfois certains jugements hâtifs…
Retrouvez Marie-Laure sur son blog: http://lireaulit.blogspot.fr/
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