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Ce livre est une sorte de calendrier de l'avent.
Pendant les quarante jours qui ont précédé mon quarantième anniversaire, j'ai écrit un texte par jour et par année en m'appuyant chaque jour sur une photographie me mettant en scène de zéro (quelques jours à peine) à trente-neuf ans.
Il s'agissait moins de dresser un bilan que de tenter de se réapproprier la vie qui passe, de tisser des fils entre les événements pour apercevoir, espérer, fabriquer une cohérence.
Les Gens heureux n'ont pas d'histoire, cette phrase de Tolstoï traînait dans ma tête parce que j'étais heureuse et croyais n'avoir rien vécu. Mon calendrier de l'avent raconte, par le récit de soi qui est nécessairement fiction, comment l'on devient, un caractère et une personne, des rêves et des ambitions, orientés, déterminés, polis par ceux qui nous précèdent et nous accompagnent, aïeux et parents, puis ceux qui nous côtoient et nous forment, camarades, amis, amoureux, enseignants, et tous ces objets qui passent en nous, les films, les tableaux, les livres, les chansons, leurs personnages et leurs auteurs, mais aussi ces événements que nous vivons, l'historique aussi intimement que l'intime, de l'élection d'un président de gauche, à des attentats meurtriers dans le RER, en passant par la chute du mur de Berlin, du premier contact avec la mort à la naissance de nos enfants, en passant par l'unique gifle reçue, la première expérience sexuelle, le premier chagrin d'amour, et le lancinant, l'enlisant quotidien.
"Les gens heureux n'ont pas d'histoire" affirme la sagesse (?) populaire. Eloïse Lièvre nous prouve le contraire par ce roman, qui n'est pas tout à fait un roman, par ce récit où vient germer le romanesque, par cette histoire qui - heureuse ou malheureuse - érige une vie en objet littéraire.
Durant les 40 jours qui précèdent ses 40 ans, l'auteur revisite chacune des années passées en prenant pour déclencheur une photo qui la met en scène. En instituant sa vie en récit, elle coud ensemble des moments qui pourraient sembler disparates, épars, et en fait émerger la cohérence et le sens. Au fil des chapitres, les photos se relient, dessinent une trajectoire et se réunissent pour constituer un être. Certes, il manque sans doute quelques pièces, restées cachées au lecteur, dans ce rassemblement de tout ce qui fait une vie. Mais l'essentiel est là et à mesure que se déroule ce fil du temps, on est happé, attiré dans ce travail de remémoration qui passe par l'écriture. Une écriture d'une richesse fascinante, qui ondule dans des méandres où les phrases s'aventurent, se ramifient, interagissant avec la mémoire dont elles deviennent à la fois source et nourriture, ou bien se replient sur elles-mêmes dans la syncope d'un flash mémoriel. Une écriture qui suit au plus près le travail de la mémoire, qui s'en empare et le figure et le contraint à se fixer dans les mots, dans l'expression des sensations retrouvées ou reconstruites.
La lecture de "Les gens heureux n'ont pas d'histoire" est une expérience stupéfiante, schizophrénique, qui joue et se joue du terme "avatar" et de ses significations. Aux temps du livre se substituent les temps de la propre vie du lecteur, les images appellent d'autres images différentes, mais si proches et à la narration d'Eloïse Lièvre se superpose notre propre récit. "A cette époque, j'étais... je faisais..." individuel, mais aussi collectif. Des dates qui forment des histoires personnelles ET communes.
Ce n'est pas tellement l'image de Narcisse qui me vient en évoquant cet étrange ouvrage, mais plutôt celle de Dédale ou celle de Pénélope. Dédale, l'architecte génial qui sut construire un labyrinthe pour y enfermer un monstre. Pénélope qui sans se lasser détruisait son ouvrage chaque nuit pour mieux le reconstruire au matin.
Quoi qu'il en soit, "Les gens heureux n'ont pas d'histoire" n'a pas fini de me troubler, de brouiller les lignes entre littérature et récit de soi, entre récit de moi et lecture des autres, entre la vie et ce qu'on en fait.
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