"Personne ne comprend rien aux ouvriers sauf les ouvriers eux-mêmes. Les usines font peur comme les cités. On n'y voit que la crasse, la cadence des chaînes, on n'en retient que le vacarme des machines, le claquement des pointeuses, la fumée de pneus qui brûlent, la violence des piquets de grève...
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"Personne ne comprend rien aux ouvriers sauf les ouvriers eux-mêmes. Les usines font peur comme les cités. On n'y voit que la crasse, la cadence des chaînes, on n'en retient que le vacarme des machines, le claquement des pointeuses, la fumée de pneus qui brûlent, la violence des piquets de grève et les larmes des licenciés. Pourtant, chaque matin Aline y retrouve ses petits bonheurs, le travail bien fait d'abord et le travail tout court surtout, le café à la cantine, l'art du geste précis et maîtrisé, la complicité de classe et cette énergie qui, malgré la fatigue et les douleurs, court les ateliers".
Depuis quelques années, Pascal Manoukian construit une œuvre littéraire à la fois forte et nécessaire. Des livres qui parlent avant tout des hommes auxquels l'auteur s'efforce de redonner une image, une forme, une existence là où d'autres s'attachent à les oublier derrière des chiffres, des graphiques, des statistiques. Je ne peux m'empêcher de penser que peut-être, si les dirigeants européens lisaient Les échoués, peut-être l'actualité en serait-elle changée (on peut toujours espérer que la littérature change le monde). Avec Le paradoxe d'Anderson, il s'attaque à un sujet encore plus proche de nous, un truc qui fait peur à tout le monde : la crise et son corollaire, le déclassement social.
Bien sûr qu'ils y pensent à la crise, Aline et Christophe. Ouvriers tous les deux dans l'Oise, une région qui n'est pas épargnée par les fermetures, délocalisations et donc les licenciements. Aline est chef d'équipe dans une usine de textile, Christophe dans une manufacture de verre. Un beau matin, la ligne que supervise Aline a disparu. Déménagée dans la nuit par les dirigeants. Au même moment, un mouvement de grève est déclenché sur le lieu de travail de Christophe. Tout s'effondre. Aline est licenciée, le revenu de Christophe suspendu pendant la grève. Il faut faire les comptes et "en deux colonnes, ils sont passés de la classe moyenne au surendettement, rejoignant les statistiques et les 9 millions de pauvres qu'ils regardaient avant, sans trop y prêter attention, traverser l'écran de leur salon (...)". Pour l'heure, le plus important est de préserver la tranquillité de Léa, leur fille aînée qui révise pour son Bac ES et celle de Mathis, le benjamin à la santé fragile. Rester positif, s'accrocher, faire en sorte que Léa obtienne le précieux sésame promesse d'une autre vie... Mais comment faire face à la violence d'une société régie par l'économie de marché et qui a oublié la solidarité ?
Bonne idée de mettre en parallèle les grandes théories de l'économie via les révisions de Léa (dont ce fameux paradoxe d'Anderson) et la réalité du terrain. C'est clair, net, implacable. Mais c'est également désespérant d'assister aux ravages d'un rouleau compresseur qui détruit à l'aveugle. De constater le plus terrible : l'impuissance d'individus qui n'ont aucune maitrise des processus, malgré leur courage, leur optimisme et toute leur bonne volonté. Ça prend aux tripes, ça donne envie de faire la révolution ou au moins de se poser la question du monde que nous voulons.
Encore une fois, Pascal Manoukian fait entendre la voix de ceux que l'on ignore avec l'empathie qui le caractérise. Il insuffle à ce roman un rythme qui contribue à la sidération, faisant défiler les mois tout en crescendo. Il nous montre un monde en équilibre précaire entre hier et demain, sans nostalgie mais en rendant hommage à tous ceux qui ont lutté pour tenter de défendre les travailleurs (Oh la belle figure de "Staline", le grand-père !) . Sans grand optimisme même si, au détour d'une phrase, on peut lire un certain appel aux générations à venir :
"Chaque génération doit s'adapter à l'environnement que lui lègue la précédente. Pas étonnant, pense Aline, que celle de Léa, héritière d'un monde d'exclusion, de chômage, de dettes abyssales, de dérèglement climatique, donne le sentiment égoïste de ne vouloir compter que sur elle-même. On lui reproche sa perdition dans les méandres du net, elle y tisse au contraire un immense réseau solidaire ; on la trouve autiste devant ses écrans, elle invente simplement une autre manière de communiquer ; on moque son manque de culture, elle possède pourtant à portée de clic toutes les réponses à toutes les questions du monde (...) ; on prend pour de la paresse son désir de ne plus travailler physiquement sept heures par jour, elle adapte simplement le temps de travail de WhatsApp et de FaceTime. Elle témoigne en fait d'un monde qui naît, mais les responsables de celui qu'il va remplacer refusent de l'admettre, par peur d'en perdre le contrôle. En fait, la génération Z porte bien son nom. Elle marque la fin d'un cycle. La prochaine recommencera à 0, ou plutôt à A, avec devant elle un immense horizon, vierge, incertain, porteur de tous les espoirs et de tous les dangers".
Il faut lire Pascal Manoukian. Il faut profiter de son regard et de sa capacité à nous faire ressentir avec l'acuité de celui qui a beaucoup parcouru le monde, la réalité des individus. Notre réalité. Vous sortirez de ce roman le souffle coupé, avec l'envie de le faire lire à tous ceux que vous croiserez.
Très belle critique sur un sujet qui devrait préoccuper les jeunes et ceux qui s'en disent responsables en matières de carrières et surtout de carrières pouvant être épanouissantes!