"On n'est pas dans le futurisme, mais dans un drame bourgeois ou un thriller atmosphérique"
De quelle obscure impulsion ce texte, qui m'a hantée pendant de longs mois, s'est-il nourri ? Tout ce que je sais, c'est que j'ai été emportée, engloutie par le siècle d'histoire qui a traversé cette prison de Lyon, la prison de Montluc. Jean Moulin, Raymond Samuel, dit Aubrac, René Leynaud, André Devigny, les enfants d'Izieu y ont tous été emprisonnés. Puis de nombreux condamnés à mort algériens. Klaus Barbie, lui, y est incarcéré avant son procès en 1983. Ce n'est qu'en 2009 que l'aile des femmes, la dernière en activité, est définitivement fermée, en même temps que la prison.
Toute la complexité de l'histoire semble s'être concentrée en un seul point, mais ses tentacules s'étendent bien plus loin. J'ai essayé de les suivre, de les démêler. De les pénétrer au cours d'une nuit blanche où je pensais aller à la rencontre des esprits de tant de résistants, et où j'ai fini par me rendre compte que le fantôme, en ces lieux, c'était moi.
La collection « ma nuit au musée » propose à un écrivain de passer une nuit dans un musée. C’est à la prison de Montluc à Lyon, devenue Mémorial national de Montluc, que la romancière Ananda Devi va passer une nuit seule avec les fantômes du passé et ses souvenirs.
« Et dans ce pas, ce pas seul, ce qui me revient, c’est la sensation que je marcherai ici dans « l’humaine poussière » ; la vraie, celle constituée par des corps et des êtres effacés. »
Et ces fantômes sont légion dans cette prison construite en 1921 et qui deviendra le lieu de rétention et de torture des résistants et des juifs durant la seconde guerre mondiale. Mais que faire de leurs ombres dans le silence nocturne à peine troublé par le cri d’une souris ?
« Je ne peux pas rester assise. Il me faut aller à leur rencontre. »
Les enfants juifs d’Izieu sont passés aussi par Montluc avant d’être déportés avec leurs courageux protecteurs. Ils avaient été raflés et déportés sur l’ordre d Klaus Barbie, lequel, bien des années plus tard, passera aussi par les sinistres cellules, et la boucle sera bouclée.
« Mes yeux te disent que je ne regrette rien, même pas ma mise à mort.
C’est ce qu’il me dit, là, Barbie, en ricanant, me semble-t-il. »
Il y aura eu de nombreuses mises à mort dans la cour de cette prison, des résistants fusillés ou bien guillotinés comme ces onze militants pour l’indépendance de l’Algérie.
La romancière évoque l’aile dévolue aux femmes, et qui servira jusqu’en 2009.
Il y a l’émotion de découvrir la nurserie qui permettait aux futures mères emprisonnées de garder leur bébé jusqu’à ses dix-huit mois. Ensuite, on séparait l’enfant de sa mère. Et c’est touchant lorsqu’Ananda Devi imagine ces mères avec leur tout petit qu’on leur prendra bientôt.
« L’enfant marche. L’enfant ne connait pas de barrières. L’enfant ne comprend pas les barrières. Seuls les hommes ont su en construire. Y compris pour les enfants. »
Bien sûr, la romancière n’est pas historienne mais, à ce lieu de mémoire hanté par de grands noms de l’histoire, elle confronte son histoire personnelle et tous les drames de l’immigration et de l’esclavage. Elle prend sa place dans ce grand chaudron de l’histoire en convoquant ses ancêtres qui ont quitté l’Inde pour émigrer à l’ile Maurice dans l’espoir d’une vie meilleure.
Les réflexions, les questionnements de l’auteure sont universels,
« Mon histoire comme une fiction part de l’individu que je suis pour tenter de toucher à ce qui relève de toute l’humanité. »
Elle cite aussi la tragédie qui s’est jouée sur l’île de Diego Garcia de l’archipel des Chagos, cet îlot de l’océan Indien dont tous les îliens ont été chassés pour construire une base américaine.
Toujours cette violence des hommes contre d’autres hommes, toujours ce « péril de l’humanité. Celui de devenir complices par indifférence, complaisants par impuissance. » Mais L’auteur nuance son propos en affirmant qu’« il n’y a rien d’irrémédiable dans la violence des hommes. »
« Et ce que j’ai écrit n’est pas fini » ainsi se termine ce récit bouleversant qui nous fait traverser les tragédies du XXe siècle et qui ne peut laisser indiffèrent.
C’est un livre de la rentrée littéraire que j’ai vite repéré, puisqu’il s’agit d’une autrice et d’une collection que j’apprécie tout particulièrement. Cependant j’ai mis la moitié du livre pour entrer dedans, je vous rassure, ensuite je l’ai trouvé passionnant. Peut-être que j’ai senti une certaine réticence de la part d’Ananda Devi à entrer dans ce lieu, ses peurs, et que comme elle j’y suis allée un peu à reculons avant de plonger ou lâcher prise.
La collection « Ma nuit au musée » est le résultat d’une nuit passée par des auteurs dans un musée, ici Ananda Devi arpente les couloirs de la prison de Montluc à Lyon devenue un mémorial. Les chapitres s’égrènent au rythme des heures.
On croise des figures emblématiques, héros ou non, de différentes époques, emprisonnées à Montluc, essentiellement pendant la Seconde guerre mondiale : Jean Moulin, André Devigny, Raymond Aubrac, René Leynaud (poète), les enfants d’Izieu, mais aussi Klaus Barbie. Peu de femmes résistantes sont représentées sur les photos du mémorial, on peut citer Marie Reynoard. Le lieu évolue, il y a une aile pour les femmes avec leur bébé. Des Algériens y ont été enfermés du temps de la colonisation, comme Moussa Lachtar.
Le plus troublant est cette présence encore tardive de la guillotine, machine à exécuter qui semble d’un autre temps mais pas si lointain quand on pense que la peine de mort a été abolie en 1981. La prison a fermé en 2009.
Ananda Devi relie certains événements à son histoire familiale. Elle parle de l’esclavage notamment. Elle dénonce des situations qui la révolte, partout dans le monde. Le point commun de toutes ces violences, asservissements et génocides est pour elle l’inhumanité. Elle interroge l’écriture et la réécriture de l’histoire. Un livre à la fois intime et universel, poétique et riche en réflexion où elle se demande, ainsi qu’à nous, qu’aurions-nous fait ? serions-nous entrés en résistance ? ou restés silencieux ? qu’est-ce que l’humanité ?
Une question à laquelle il me semble difficile de répondre tant l’humain est complexe, chacun ayant ses faiblesses, aurais-je ou aurions le courage ? Et tout cela résonne fortement avec l’actualité.
Je remercie Netgalley et Stock pour cette lecture
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