Il n'est pas trop tard pour les découvrir... ou les offrir !
Un siècle sans poésie ? Voire. Disons qu'elle se déplace, qu'elle s'affirme plus volontiers dans la prose : Diderot, Marivaux, Montesquieu, Laclos, Jean-Jacques, Chamfort, Saint-Pierre, Restif, Sade, Buffon, Lacépède, Volney, Cazotte, Mercier le Prophète, Cousin de Grainville. Des esprits curieux (Fabre d'Olivet, Court de Gébelin, Piis) poussent très loin l'étude des correspondances.
Qui lit encore l'oeuvre versifiée du roi Voltaire ? Apprécié, lu, discuté en son temps, poète par éclats avec des formules déjà hugoliennes, lassant, futile ou accordé à l'histoire, qui aurait cru que ce serait le prosateur qu'on retiendrait ?
N'existe-t-il plus de poètes en vers ? Les strophes de Jean-Baptiste Rousseau annoncent Valéry. Louis Racine a de rares envolées. Voltaire croit que Saint-Lambert passera à la postérité. La Motte fait la distinction entre poésie et vers. Voici le discret Fontenelle et le joyeux Piron fils, Sainte-Aulaire, Sénécé. Ils ne valent pas un inconnu, Claude Cherrier, avant-goût de Jacques Prévert. Et puis Gentil-Bernard, Marmontel, Rulhière parfois vigoureux, Voisenon frétillant, Bernis acceptable en partie, le bon Pompignan, le charmant Gresset, Dorat et Moncrif, le maçon Sedaine, cent autres. De l'esprit en petite monnaie, des épigrammes, de la crème fouettée. Quelques joyeux compères : Vadé, Collé, Panard. Des poètes bizarres. Des épopées ridicules. Autour de Florian, un flot de fabulistes.
On ne rejette pas d'emblée la poésie didactique. Delille, Roucher, Rosset, Watelet et leurs comparses font un effort pour poétiser arts, sciences, industrie, nature. Ils sombrent, parfois étonnent. La poésie mnémotechnique invente de curieux enseignements.
Célèbres à d'autres titres, Jean-Jacques, Diderot, Helvétius, d'Alembert écrivent au besoin en vers. Et aussi les économistes comme Turgot, Condorcet et Dupont de Nemours qui transcrit en vers le chant des oiseaux. Et Marivaux, Beaumarchais, Chamfort, Rivarol, rimeurs occasionnels sont parfois significatifs des tendances.
Hors des frontières, il se passe déjà quelque chose : en Belgique, en Suisse, au Québec, en Amérique. Les princes d'Europe, les grands étrangers s'expriment en vers français. On rencontre la poésie féminine, le théâtre en vers, la survivance occitane, les provinces.
Le romanesque annonce le romantisme. Gessner, Thompson, Gray influencent les Français. Voici Colardeau le sentimental, Feutry le sombre, Malfilâtre l'exquis, Gilbert l'infortuné, La Harpe élégiaque. Des poètes venus des îles : Léonard l'idyllique, Bertin le sensuel, Parny père du poème en prose. Legouvé, Millevoye, Arnault, Cubières, Chênedollé, Thomas peuvent étonner le lecteur : on pense à Lamartine, Hugo, Musset.
André Chénier plus parnassien que romantique reste mal connu. Et aussi son frère Marie-Joseph. On les rencontre longuement. Mauvais, l'Organt du jeune Saint-Just? Cette épopée étrange, mal faite, licencieuse, avec des airs de complainte rabelaisienne, exprime cependant le sentiment d'une jeunesse exigeante comme le fera Rimbaud.
La Révolution : les poètes sont mal préparés pour répondre à l'événement. La chanson populaire, anonyme souvent, prend le relais. Les hymnes, les pamphlets, les chants contre l'esclavage des noirs par exemple rythment l'histoire.
"ll nous faut un barde !" s'écrie Bonaparte. Chateaubriand et Mme de Staël sont ailleurs. L'académisme pompier fleurit : folies didactiques, héroïques et théâtrales ampoulées, ridicules. Mais déjà quelques-uns osent un oeil vers les poètes des nations voisines. Dès la chute de l'Empire, des enfants, des adolescents sont présents au monde. Ils se nomment Lamartine, Hugo, Vigny, Sainte-Beuve, Musset. Le phénix va brûler pour renaître de ses cendres. La plus belle période va naître. Tout recommence.
Romancier populaire féru de poésie, Robert Sabatier se doit d'être loué pour le travail colossal qui fut le sien. Sa culture encyclopédique jamais prise en défaut le prédisposait à l'évidence à ériger un tel monument en faveur de ses pairs.
Le dix-huitième siècle hélas ! celui de Voltaire, Diderot et Rousseau, engrange à lui seul un nombre invraisemblable de mauvais poètes. Quand nous lisons par exemple l'abbé Delille ou Jean-Jacques Lefranc de Pompignan, l'effroi tout à coup nous saisit. Plats, boursouflés, leurs vers en habit d'apparat sonnent piteusement à nos oreilles. Les formules les plus éculées s'y donnent libre cours ; on se demande même s'il s'agit là de poésie.
Car pendant quelque soixante-dix ans, des poétaillons de troisième zone vont avec une constance et un aplomb inébranlables créer une littérature quasi immangeable.
Oubliés ! Villon, Ronsard, Corneille et Racine. Face à eux, Malherbe en personne eût presque fait figure de génie universel.
On reste en effet abasourdi devant tant de platitudes, tant de médiocrité.
Il faut dire que depuis longtemps le grand Voltaire lui-même - tellement plus versificateur que poète - ne se prive guère aussi de taquiner la muse. Ironie du sort, ce dernier confiant en son étoile croit égaler ses brillants aînés. La postérité évidemment lui donnera tort ; il ne leur arrive pas à la cheville.
A peine moins insignifiant, Evariste de Parny trousse quelquefois une strophe honnête mais nous restons vite sur notre faim : le souffle et l'originalité lui manquent.
Pour s'en être inspiré, Lamartine a d'ailleurs plus tard involontairement contribué à populariser son nom.
Le plus souvent, à la lecture de cette bouillie indigeste, les bras nous en tombent. Si l'esprit règne en maître au siècle des Lumières, la sensibilité, elle, a bel et bien déserté les coeurs. Jamais autant de vers de mirliton n'ont été composés ! Jamais la superficialité, l'enflure et le mauvais goût n'ont autant eu le vent en poupe ! Un homme né en 1700 et décédé en 1775 aurait pu croire, sans beaucoup d'imagination, que la poésie était morte à jamais. Quelle désolation ! Quel fiasco !
Or à l'approche de la Révolution, avant de rendre l'âme sous le couperet de la guillotine, un vrai poète enfin voit le jour : André Chénier.
"La jeune Tarentine" notamment remet à leur juste place tous ces plumitifs de salon asséchés et verbeux.
L'honneur est sauf !
https://www.accents-poetiques-editions.com/produit/la-blessure-des-mots/
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