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On s'obstine à porter aux nues les auteurs de chefs-d'oeuvre, sans prendre la mesure des dégâts qu'ils provoquent. Ils relèguent en effet d'autres créateurs dans l'obscurité, imposent des canons arbitraires à notre sensibilité et déforment notre regard sur le passé.
Ce livre propose d'étudier les mondes alternatifs où ils n'existent pas et de mettre ainsi en valeur toutes les oeuvres dont ils nous ont injustement privés.
Partons d’un constat évident : les œuvres connues nous font nécessairement oublier les autres, celles qui sont restées dans l’ombre. Mais ces dernières sont-elles pour autant nécessairement de « moins bonne qualité » ? Dans le fond, ne cesse-t-on pas «d’encenser les chefs-d’œuvre, sans prendre la mesure des dégâts qu’ils provoquent ?»
Et si, dans un monde parallèle, Raymond Jones n’était pas passé devant la boutique de disques North End Music Store, aurait-on connu les Beatles ? Pas sûr… À la place, n’écouterions-nous pas en boucle par exemple « Sunny afternoon », l’excellent tube des Kinks ou « Waterloo Sunset » ? Et si, dans le fond, les Kinks, c’était mieux que les Beatles ? Car finalement, à peu de chose près, Pierre Bayard nous démontre que tout aurait pu se passer autrement…
Et si Camille Claudel avait été un homme et Rodin une femme, ne serait-elle pas plus connue que son maître ? N’a t-elle pas été tout bonnement éclipsée à cause de son sexe ? Enfermée même parce que cela arrangeait tout le monde, l’amant et le frère.
Autre cas intéressant : celui de Margaret Mead, une jeune anthropologue qui, après avoir séjourné quelques mois sur l’île de Samoa écrit « Moeurs et sexualité en Océanie » : la sexualité semble libre, les jeunes heureux et sans tabous… Le livre devient un immense best-seller car son propos va dans le même sens que la libération sexuelle de 68. Sauf qu’un autre chercheur, quelques années plus tard, va découvrir que l’étude de Mead est fausse. Pour plusieurs raisons, la jeune chercheuse s’est trompée. Mead écrira ensuite un autre texte : « Trois sociétés primitives de Nouvelle-Guinée » : là, elle explique que « le sexe n’est pas le genre » et c’est plutôt extrêmement nouveau comme concept en 1935 ! Eh bien, le premier texte qui est une fiction va complètement faire de l’ombre à un second texte incroyablement novateur dans le domaine scientifique !
Pierre Bayard aborde aussi l’idée géniale des « influences rétrospectives » : c’est parce que Kafka existe que l’on se rend compte que Léon Bloy est un précurseur de Kafka, qu’il porte en lui Kafka. Donc Kafka influence à rebours la lecture que l’on a de l’oeuvre de Bloy. Ainsi peut-on dire que les grandes œuvres « reconfigurent » les oeuvres qui leur sont antérieures.
Et Proust et ses phrases à rallonge que l’on jugeait illisibles et que personne ne voulait publier… Pourquoi notre époque actuelle ne jure-t-elle que par lui alors qu’autrefois, on ne lisait qu’Anatole France ? Que s’est-il passé pour que l’oeuvre proustienne anéantisse complètement tous ses contemporains au point qu’ils sont maintenant presque totalement oubliés ? Pourquoi Flaubert écrase-t-il Maupassant ? Pourquoi aime-t-on tant Shakespeare alors que Voltaire le détestait ?
Je suis une inconditionnelle des essais de Pierre Bayard : son travail est intelligent, stimulant, fin, original, plein d’humour aussi. C’est un pur bonheur de lecture que je recommande à tous. Il nous permet de réfléchir à ce qu’est une œuvre d’art, à son rapport avec une époque et aux influences que les œuvres ont entre elles. Il déconstruit nos mythes culturels et remet en question toutes nos belles certitudes en matière d’art. Ah, ça fait du bien !
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