"On n'est pas dans le futurisme, mais dans un drame bourgeois ou un thriller atmosphérique"
Samba veut le monde, et rien d'autre. Il a bientôt 18 ans et passe ses journées à déambuler dans la ville avec son pote Éros. Un jour, la mairie leur propose un stage. Pour Samba, autiste léger, c'est l'occasion de se confronter au monde du travail. Mais les jeunes sont sceptiques, le nouveau maire est un populiste, tendance droite dure. Louis Walter ambitionne de faire de l'arrondissement son bastion politique. Il vise l'Élysée. Face à lui, Jacques Lascrime et Sandrine Rigal, figures de la gauche culturelle, organisent la résistance. Jusqu'ici tout va bien, mais dans ce quartier où des commerces branchés côtoient une grande pauvreté, les ego et les rêves s'affrontent, chacun veut le monde à sa manière, quel qu'en soit le prix.
Et je veux le monde est un opéra urbain, un roman moderne porté par une construction virtuose, des personnages inoubliables et une tension romanesque implacable.
L'histoire d'un feu qui couve, d'un drame qui s'annonce; on le sent mais la machine est lancée.
Marc Cheb Sun pose son intrigue au coeur d'une banlieue du nord-est parisien où jeunesse, politiques populistes et milieu culturel s'épient. Entre les enjeux locaux, les ambitions des élus et des intellectuels, il y a Samba, jeune autiste. Ils veulent tous le monde...
Un premier roman urbain à la langue qui claque, au style fort, dont on ne peut pas décrocher.
La première de couverture en deux tons assez contrastés introduit, dès le début, une certaine binarité, la notion d’opposition. L’illustration figurant un jeune homme noir –bleu, pour mieux exprimer sa différence ? – à la coiffure assez grunge et aux yeux en gribouillis laisse présager un parcours de vie plutôt chaotique…
Le moins qu’on puisse dire, c’est que ce roman ne laisse pas indifférent. Le lecteur est littéralement soufflé par ce concentré d’écorchures, d’émotions, d’énergies, d’ambitions aussi, ce concentré d’âmes, ce concentré de vie...
Les personnages principaux, puis secondaires, sont tous tellement vivants.
Il y a aussi des personnages inattendus : l’esplanade, qui est le centre névralgique des guerres politique et territoriale ; la musique, très présente, omnipotente ? et la violence, quasiment sous toutes ses formes. Lors d’une rencontre virtuelle avec l’auteur « Un endroit où aller » (1) a été évoquée la violence - celle des quartiers- des jeunes, noirs ou pas, s’entre-tuant pour des histoires de territoires. Cependant, une autre forme de violence est également évoquée dans ce récit, plus discrète, plus insidieuse et pourtant tout aussi dévastatrice : la violence sexuelle. D’ailleurs, la sexualité, d’abord simplement suggérée puis plus explicite, est elle aussi très présente...
Enfin, l’autisme de Samba, bien que très finement documenté, reste en retrait, ne prend pas le pas sur l’histoire. Il eût été facile d’en faire le thème principal voire unique du récit, néanmoins l’auteur n’a pas cédé à cette facilité. Cette particularité psychologique confère tout de même une certaine profondeur au personnage et met le lecteur dans un état de stress par rapport au jeune héros, attendant que son autisme lui joue des tours et le plonge dans des situations inextricables. La réflexion de sa psychologue sur la Norme est vraiment intéressante...
Soulignons la façon qu’a Samba d’affubler chacun d’un surnom en adjectif à majuscule, toujours différent en fonction de la situation...
L’auteur a su prêter à son héros un langage crédible pour sa condition d’enfant d’immigrés vivant en quartier défavorisé sans toutefois tomber dans la facilité d’en faire un illettré au vocabulaire étriqué. Si ce personnage incarne, selon ses propres dires, le cliché de l’individu autiste, il est, par ailleurs, grâce à la richesse de son vocabulaire, la structure de ses pensées, la variété de ses références musicales, etc. l’antithèse du cliché du « jeune de cité » et le lecteur ne peut que s’en réjouir…
D’un point de vue sensoriel, ce récit constitue une ode aux cinq sens, tous abondamment représentés.
L’ouïe, d’abord, avec une musicalité dans l’écriture, dans l’intonation et la diction des personnages, dans l’enchaînement rythmique des scènes et chapitres. La définition de l’univers musical de chacun est précise et vivante.
Puis, la vue, car la géographie du récit est très géométrique, quasi millimétrée : l’esplanade au centre, opposant d’une part la mairie au théâtre, et d’autre part l’espace jeunes au café américain. Le pont, vécu à la fois comme une frontière, une limite, et une passerelle, un lien entre deux mondes. L’afro carrée de Samba. Ensuite, les couleurs, les contrastes de couleurs avec principalement l’opposition noir/blanc, les façades, le rouge indissociable du personnage de Rigal et celui des casquettes qui lui répond en écho ... La rigidité des uniformes. Les courbes des corps...
L’odorat, ensuite : les odeurs de la sueur, des épices, de la fumée, des peaux, les after-shave, les parfums des femmes, l’encens, la nourriture...
Le toucher : les caresses/massages d’Aïssatou à son frère, puis celles plus timides de la masseuse, les étoffes de la comédienne, les étreintes des différents couples, la sensation du bitume à travers les chaussures, la rencontre des battes de base-ball avec les corps, les tapis persans, la sensation de chaleur de l’arme dans la main d’Eros...
Enfin, le goût : celui des cafés, des baisers, l’alcool, la cigarette, la drogue, le jus de poire, les gorges sèches en raison de la chaleur et/ou du stress...
C’est avec plaisir que le lecteur « nipophile » repèrera dans le récit de discrètes références au Japon : L’Osu (2), le kabuki (3), les contrôleurs de foule du métro Tokyoïte, la touriste en kimono, les fréquentes répétitions par trois : clin d’œil à la forme occidentale du haïku(4)...
A noter, la construction, toute en parallèles (la guerre des quartiers et la guerre politique, les démons de Samba et ceux d’Eros, les pratiques sexuelles de Lascrime et celles de Walter, le destin de Samba, issu d’une minorité, manipulé par le maire et celui d’Evann issu d’une autre minorité, manipulé par le directeur du théâtre) et en oppositions (la mairie à l’extrême-droite à peine « maquillée » contre le théâtre portant le nom d’un activiste communiste fasciné par les anarchistes et dirigé par un homme engagé dans des causes sociales, Aïssatou contre Clara, les deux stagiaires noirs contre le comédien Rom, les jeunes concurrents au concours de coiffure contre les réfugiés cherchant un abri pour la nuit ...)
Dans ce récit, l’on constate une suite quasi ininterrompue de constructions et de déconstructions des jeux de pouvoirs. Les plus forts ne sont pas toujours ceux qui sont présentés comme tels et les déséquilibres changent continuellement de camp. Entre plusieurs autres exemples, Eros, d’abord présenté comme le copain laxiste à la mauvaise influence, puis comme un guide solide menant un jeune autiste à l’autonomie , révèle finalement une faille qu’il ne parvient pas à surmonter...
La façon dont les femmes s’emparent du pouvoir, dans ce roman, est remarquable : Aïssatou, altière et efficace, Clara, prenant la direction des opérations et s’avérant indispensable, Rigal jouant le rôle de médiateur entre Lascrime et Evann...
Au fil de l’avancée des événements, le lecteur apprend, par la découverte de différents détails, que les intrigues sont beaucoup plus sombres et complexes qu’elles ne le laissaient penser au départ (l’intervention de l’homme de main du maire, le chantage exercé sur Rigal et Lascrime, les tentatives de manipulation de Samba et d’Evann par les rivaux politiques, l’omniprésence et l’ingérence des forces de police, la trahison de Clara par le maire, qui ajoute de la noirceur au personnage et montre son ambivalence par rapport à la jeune femme à laquelle il doit pourtant beaucoup...)
Dans ce récit, tous ont en tête un décompte dont les dates coïncident : venue du futur maire européen pour la mairie, date de la représentation pour le théâtre, date du concert de PNL (5) et fin de leur stage pour les adolescents. La tension augmente ainsi de manière simultanée dans tous les groupes, avec la même échelle de progression. Le fait que les titres de chapitres reprennent ce décompte et égrènent les jours ajoute au suspense, un peu comme un compte à rebours...
Dès le début, l’irruption de brefs paragraphes, revenant comme un leitmotiv et livrant parfois des éléments nouveaux, fait comprendre que le récit est conté par flash-back et que ce sont les micro-scènes dévoilées en filigrane qui représentent le présent. L’inexorabilité de la tragédie est donc ressentie avec acuité... Ces fragments de scènes, de par leur brièveté, apportent encore un certain relief au récit déjà bien rythmé...
L’angoisse quant au dénouement grandit avec le suspense. L’affrontement entre Ramzi et son agresseur, première altercation physique concrètement décrite dans le récit, fait basculer le roman. L’on comprend que la violence, devenue un personnage à part entière, ira crescendo et échappera à ceux-là mêmes qui la provoquent /y recourent. Pour preuve, la réaction de panique d’Aïssatou-la-droite, Aïssatou-l’exemple, qui demande à son frère adoré qu’elle pousse de toutes ses forces vers le “droit chemin” de pirater les caméras municipales...
Quelques images particulièrement marquantes :
• Lors d’une intervention des forces de police, une femme se protège le visage d’un foulard, geste dérisoire face à des gaz lacrymogènes. Cela renvoie inévitablement à la pandémie (6) à laquelle l’humanité entière fait actuellement face...
• Lors d’une opération « règlement de comptes » entre deux groupes rivaux, les éducateurs du centre pour jeunes, Aïssatou en tête, s’agrippent de toutes leurs forces à tous les adolescents qu’ils parviennent à attraper afin de les empêcher de rejoindre la rixe et par conséquent, sauver leur vie et/ou leur casier judiciaire.
• L’arrestation du directeur de l’autre centre pour jeunes – quadragénaire respecté et respectable, exclusivement motivée par le racisme belliqueux des policiers y ayant procédé. L’aspect arbitraire et injuste de cette interpellation, ainsi que sa fréquente survenue dans la réalité, frustrent et oppressent à en faire hurler...
• La scène finale, avec les mots de Samba au sujet d’Eros : « Les oiseaux c’est fait pour voler. Leur vie, c’est dans le ciel que ça se passe. C’est pas une vie sinon. C’est pas le monde. Le monde quoi, c’est ce qu’on désire de plus fort, non ? Le monde ou rien. » Le héros a sa façon à lui de réagir au décès de son ami, son frère et c’en est terriblement poignant, bien plus que s’il s’était mis à hurler en se roulant par terre...
En bref : un fascinant, bouleversant premier roman qui laisse admiratif et pantois, mais certainement pas indifférent…
Citations :
« Quand on dit normal on accepte de se définir par rapport à une norme, quelque chose d’immobile et définitif. Etre hors-norme, c’est se définir ailleurs. C’est trouver son propre espace, sa propre cohérence. »
« C’est comme ça que j’aimerais jouer, en portant un masque pour que tout vienne des mouvements de mon corps. Ou de mon visage aussi, mais au-delà de ses traits, de son apparence. Juste de sa tension. »
« Lui, il a grandi à proximité de ces autres mondes, dans un quartier frontière, un confortable entre-deux, tout en restant spectateur de ces vies. En les frôlant sans les intégrer, ni même vraiment les rencontrer. »
« Noir et handicapé, vous voyez… Qui dit mieux ? »
« Moi, je peux découvrir ça mais vous, jamais vous n’aurez la moindre idée de ma culture. Je ne parle pas de musique, de danse, de cirque, tout le tralala. Je parle de la culture intérieure. »
« Tu vois, quand je me retrouve face à quelqu’un comme toi, il faut toujours expliquer, argumenter, prouver qu’on n’est pas sectaire, ni parano, qu’on n’est pas une énervée. »
« La France elle use, quand on est différent. »
« Oui, elle aimerait savoir. Mais elle se délecte aussi de pouvoir inventer. »
« Les animateurs du centre, ils arrivent en courant, essoufflés, hallucinés, ils se jettent dans la masse à corps perdu, attrapent au vol tous ceux qu’ils peuvent, un, deux, trois corps en transe, en transe convulsive. Ne les lâchent plus, tiennent fort, fort, fort. »
« Entre deux êtres, il y a une langue des mots mais il y a aussi une langue des signes. »
« Au milieu – en vrai, c’est décentré et c’est encore plus beau, une perspective asymétrique (…) »
« C’est un instant.
Rien de plus ?
Rien de plus. Mais rien de moins : les instants comptent pour ce qu’ils sont. »
«Y a pas de rainbow (7), juste de la pluie brother. »
« Elle voit Aïssatou balader son regard de visage en visage, interpeler l’âme, les lâchetés, les parts héroïques de chacun. Leur capacité à être, à refuser, à agir. »
« Je sais ce que c’est, une fierté de père, de mère, lorsque la pauvreté vous humilie. La pauvreté et la société. »
« Impossible d’écouter cette musique en présence d’une autre personne, impossible au risque de briser l’image, la sensation de vitesse, ces kilomètres parcourus, ceux qui s’alignent devant elle, la boîte fermée, l’enveloppement de la nuit. L’intimité émotionnelle et cérébrale. »
NB :
(1) Un endroit où aller : lieu de rencontres virtuelles entre les auteurs et leurs lecteurs.
(2) Osu est un jeu vidéo. Il s’agit d’un mot japonais qui est utilisé pour se saluer de manière assez familière dans les milieux plutôt masculins.
(3) Le kabuki est une forme théâtrale japonaise.
(4) Le haïku est une forme poétique japonaise.
(5) PNL (ou Peace N’ Lovés) est un groupe de rap français.
(6) Ce livre a été lu durant l’épidémie de coronavirus (covid-19). Le masque facial étant obligatoire dans la plupart des endroits publics, certains s’en fabriquaient de fortune au moyen de foulards, d’étoles…
(7) Le personnage réagit à la chanson « Somewhere over the rainbow. »
Média interessants :
D'ailleurs et d'ici ! média réalisé en partie avec de jeunes participants aux ateliers d’écriture de Marc CHEBSUN dans le but d’améliorer la représentation des minorités et des quartiers populaires.
Frictions : revue littéraire digitale autour de notre époque et conviant des voix du monde entier, dont celle de Marc CHEBSUN (sa nouvelle : Epidémiques)
J’ai lu Et je veux le monde de Marc Cheb Sun publié par le label La Grenade aux éditions JC Lattès en mars 2020.
C’est l’histoire de Samba Ouattara, un jeune ado des quartiers défavorisés parisiens. La majorité c’est pour bientôt. Il a des rêves plein la tête comme tous les ados de son âge ou presque car il n’est pas tout à fait comme les autres, il est autiste léger. Son surnom est Mowgli. Il voudrait être informaticien mais son rêve secret c’est d’avoir un pressing à sneakers. Samba est accro aux sneakers dont il possède une impressionnante collection d’une propreté impec, rangé méticuleusement par couleurs et qui en ferait pâlir de jalousie plus d’un. Il adore les chiffres qu’il retient avec aisance.
Cela fait cinq ans que son père les abandonnés sans explication du jour ou lendemain. Heureusement que sa grande sœur Aïssatou est là pour lui et sa mère. Il peut aussi compter sur son meilleur pote Éros avec qui il passe le plus clair de son temps à vagabonder dans les rues de la ville ou à écouter des heures entières son groupe de musique préféré PNL. Samba observe le monde qu’il ne saisit pas toujours. Quand il est déconnecté de la réalité, Mowgli reprend le dessus. Quand il revient à lui, Samba est de retour.
L’esplanade est le cœur battant de la ville où se trouvent des commerces chics et branchés dont le N.Y Spicy Shop de l’américain Geoffrey Williams, la mairie aux mains de le Nouvelle Droite avec à sa tête Louis Walter, un avocat ambitieux et le centre social où travaille Aïssatou. Autour de l’esplanade règne la misère sociale. De l’autre côté, trône le théâtre de Jacques Lascrime et Sandrine Rigal, bastion de la résistance culturelle gauchiste.
La mairie cherche des stagiaires au service communication. Aïssatou force la main à Éros et son frère Samba à postuler. Un stage comme celui-là ne peut pas se refuser. Commence alors pour les deux garçons une toute nouvelle aventure…
Un chassé-croisé de rencontres et de destins dans un monde à deux vitesses où règnent de profondes inégalités et où sont érigés des murs infranchissables pour beaucoup.
Des vies fissurées qui risquent à tout moment de se briser. Des connivences, des complicités, des secrets communs enfouis qui resurgissent d’un passé obscur jusque-là bien gardé.
D’un côté les laisser pour comptes, de l’autre ceux à qui la vie sourit. D’un côté ceux qui sont sous les feux des projecteurs, de l’autre ceux qui sont terrés dans l’ombre. Des silences étouffants qui en disent à la fois beaucoup et pas assez. Des rêves volés. L’innocence abusée. Des blessures du corps mais aussi de l’âme, des mots tranchants qui font plus de mal qu’une claque et entraînent jusqu’à l’irréversible.
Un roman qui fait vibrer par sa musicalité, son rythme entraînant et ces personnages profonds.
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