"On n'est pas dans le futurisme, mais dans un drame bourgeois ou un thriller atmosphérique"
Denise s'est entichée de Paul, le narrateur. C'en était gênant au début. Alors, malgré ses habitudes volontiers casanières, son peu d'allant, il n'a pas refusé. Ensemble, ils ont passé un an dans son appartement parisien, une année de routine sans tellement se divertir. Lui, le matin, se rend à son bureau quand elle ne sort pas, car Denise est un chien, de bonne taille, un Bouvier bernois, une femelle, ancienne élève de l'école des chiens d'aveugles, un cancre recalé pour sa couardise urbaine.
Quarante-trois kilos à la pesée, le paleron vigoureux, un doux molosse aux yeux d'éponge capables d'étancher l'estime et la rancune des hommes, des yeux d'un kilo chaque. Jeune de quatre ans, « elle avait de faux airs avec Bakounine ».
Entre eux, l'ordinaire des sempiternelles vadrouilles urbaines se limite à trois sorties quotidiennes dans une géographie relevant plus du pâté que du quartier, un pâté autour duquel ils tournent ensemble, sans varier, des flâneries au carré. Elle s'en contente, en bête, la langue souriante, le croupion au roulis, ses cuissots qui ressemblent tellement aux contours de l'Afrique. Un an de la sorte, Paul s'en fait une peine, tellement que, pour quatre jours, lui et la chienne s'offrent une escapade sur les pentes du Ventoux. Denise au Ventoux.
Avec une connaissance particulière des lieux, Michel Jullien restitue ce que sera l'échappée sur les chemins du mont, depuis les villages de la vallée du Toulourenc jusqu'au sommet par des successions de pierriers mouchetant le versant nord, par les bois, par les sentes secondaires chargées d'odeurs et de présences animales avec, à de brefs instants, des fenêtres panoramiques découvrant le Vaucluse et la Drôme provençale. Les voici à la cime, sur le mont Chauve, retardant l'heure, Denise indifférente à tant d'espace, au décor, pas plus réjouie ici qu'ailleurs, n'importe où à moins qu'on fût ensemble.
Mais que s'est-il passé à la descente entre Denise et son maître sur les gradins du grand Ventoux ? Subitement les voici face à face, comme jamais, rassemblés dans une calme éternité.
Le chien s'est fait sa place dans la littérature, d'Homère à Jack London, de Romain Gary à Roger Grenier.
Comment s'y inscrire sans que jamais la notion d'antropomorphisme n'y soit ou que le mot de fidélité soit donné en partage ?
Un roman d'une rare poésie. Une lecture ardue car un style littéraire très poussé, un vocabulaire dense qui m'a donné plus d'une fois l'envie de battre en retraite, mais toujours cette histoire d'amour d'une chienne pour un maître qui n'est pas le sien mais qu'elle a choisi, qui me retient et me fait continuer, page après page, pour savoir ce qu'il va advenir de ses deux êtres qui se sont trouvés. Des descriptions telles, que l'auteur donnerait âme et vie à un fil de fer barbelé. Avec humour, tendresse, il nous raconte une histoire banale mais tellement pleine de bons sentiments qu'elle nous émerveille. Un livre à découvrir absolument.
Prise de contact avec Denise au Ventoux : effarement. Impression de lire un roman de Francis Ponge. Attention, j’aime Francis Ponge, dix lignes, vingt lignes d’une écriture serrée, recherchée, dense, au mot rare, à la tournure désuète voire biscornue. Les choses vues de près, à la loupe, comme on ne les regarde pas, pressé que l’on est.
Mais un roman entier, même s’il ne fait que cent trente huit pages, un roman entier écrit ainsi…
Je n’aime pas renoncer, je m’accroche, je comprends que mon rythme n’est pas le bon, qu’il me faut contrôler mon souffle. Je ralentis, je prends mon temps, je passe sur les mots qui me sont inconnus, en apprécie les sonorités, en subodore vaguement le sens, me dis qu’un jour, peut-être, j’ouvrirai un dictionnaire. Je poursuis ma quête, commence à apercevoir le paysage autour, encore quelques pas avant d’atteindre le sommet. J’y suis, c’est beau, vraiment beau !
J’ai adoré Denise au Ventoux, j’ai aimé ce livre qui ne se donne pas, qui ne s’avale pas comme ça, en passant. Je l’ai achevé émerveillée par tant de beauté car le final est grandiose, d’une poésie peu égalée qui m’a bouleversée.
Que je vous présente Denise qui s’est appelée Cooky puis Athéna mais le narrateur « lui trouvait un air à s’appeler Denise » : « un indéniable féminin dans ses façons, un certain populisme de gueule avec ses permanentes aux oreilles et ses mèches frisottées, l’humilité de son port, l’inné naturel se dégageant de son regard en chandelle, sa brave mine sociable… »
Denise ? Un magnifique bouvier bernois femelle qui occupe royalement « le canapé, alanguie d’un bord à l’autre, couchée sur le dos, la colonne n’importe comment, grande scoliose indolente, le bas-ventre nu sous le grand toboggan du thorax, le gros du ventre aussi, le péritoine offert avec, plus bas, ses lignes de tétons et elle en avait tant, rosis, en chemin de pis, double fortins, des mamelles dans le crin, petits plots fripés, la vulve en cul-de-poule au partage des cuisses creusées d’un incarnat blanchâtre - là où manque son pelage naturel, une plaque qui ressemblait aux maladies, teinte crevette -, le cou cassé sur l’accoudoir, sa tête de chien déjetée sur le débord d’un coussin solitaire du convertible, une babine s’affaissant sous son propre poids, découvrant une cordillère de canines et de molaires, comme une géologie de pics et d’aiguilles blanches, un diorama - plus tellement blanches, teinte mastic à cinq ans-, tous les chiens ont en bouche une chaîne des Alpes. »
Oui, Denise est fatiguée car Denise est parisienne et les marches en montagne ne font pas vraiment partie de son quotidien ! Que fait Denise avec Paul, le narrateur, au mont Ventoux ? Alors là, c’est une histoire, une sacrée histoire que je ne vais pas vous raconter ! Il faut dire que Denise a choisi Paul qui a accepté Denise. Mais Denise n’est pas à Paul, Denise est à Valentine et Valentine est allée courir le monde avec un bel homme du nom de Joop Van Gennep (oui, hollandais) - un être extraordinaire dont les activités commerciales m’ont fait pleurer de rire, oui, vraiment ! Parce que, sachez-le tout de suite, ce texte est drôle, très drôle, la comédie humaine burlesque à souhait. L’humour est piquant, mordant (sans mauvais jeu de mots, bien entendu !) L’œil attentif et amusé du narrateur observe le monde : tout se passe comme s’il se sentait vaguement étranger à toute cette mascarade.
Donc Denise est à la montagne. Elle s’éveille enfin, se réveille, celle qui dort beaucoup, à l’affût de la moindre odeur, du son le plus ténu et ce qu’elle découvre sur les pentes du Ventoux la transporte follement. Alors, elle court, celle qui ne se promène qu’en laisse, elle grimpe, suivie de Paul : « elle rentrait ivre des grandes terres, d’une bambée comme jamais elle n’en avait connue car, en plus des distances, des bonds et des galops, nulle part de tout le jour elle n’avait senti l’homme à part moi, cette essence usuelle à sa truffe, disparue, on eût dit qu’elle s’en grisait, du manque. »
J’aime les chiens, j’ai toujours eu des chiens, de toutes les tailles, de toutes les races, je les observe avec plaisir, je guette avec délice leurs réactions, analyse leur caractère. J’aime les textes qui parlent d’animaux, ceux de Colette, Virginia Woolf, Elisabeth von Arnim, Romain Gary, Roger Grenier, Akika Mizubayashi, Timothy Findley mais franchement, j’ai rarement lu de description aussi juste du comportement animal. Michel Jullien a un chien, des chiens sûrement, j’en mettrais ma main au feu. Voici par exemple le repas de Denise : « Les chiens ont une façon de manger à l’envers, ils engorgent le meilleur, dilapident sans goût, bâfrent d’abord sans succulence et se délectent ensuite des traces subsidiaires, les seules sapides dirait-on raffinées ; tout se passe comme s’ils voulaient se débarrasser du principal pour en venir aux exquis rogatons, aux souillures collées sur les bords de l’assiette, les seules précieuses à leurs papilles. Lorsqu’il n’y a vraiment plus rien dans la gamelle, alors le chien commence à manger. » C’est génial, d’une pertinence absolue !
Evidemment, je me suis attachée à Denise, une bonne bête, vraiment ! Evidemment, Paul aussi s’est attaché à Denise, mais Denise n’est pas à Paul vous ai-je déjà dit…
Je parlais de Ponge, du Parti pris des choses, il y a, je crois, de cela chez Michel Jullien, une certaine attention aux choses et aux êtres, à ce qui fait le monde, une sorte de contemplation, amusée souvent, étonnée parfois, fascinée toujours, de la forme que prend ce monde, cuissots de chien ressemblant aux contours de l’Afrique, bêtes à quatre pattes « debout comme des tables », truffe de l’animal dessinant sur la vitre embuée l’esquisse d’une estampe japonaise. Les choses se font paysages, œuvres d’art, natures mortes, le vivant se réifie, encore faut-il prendre le temps de voir, d’observer, d’arrêter son regard, de cesser sa course.
L’écriture ici nous y aide, qui sert de frein.
Ralentir pour regarder dans le ciel le passage d’un avion : « Il me semblait qu’une certaine éternité naissait ou s’éteignait dans quoi nous étions désormais retranchés », vivre une espèce d’éternité commune, un face-à-face fou d’amour dans un paysage fou de beauté, homme et chien. L’animal, expert en attente. L’homme s’y initiant, contraint certes, mais refusant désormais le temps inscrit à son poignet.
Tous deux unis à jamais, quoi qu’il arrive. Mais j’en dis trop, j’en dis trop.
Une ode à la beauté, à la vie, à l’amour, au don de soi et au temps qui passe. Un texte fort et inoubliable.
Lireaulit: http://lireaulit.blogspot.fr/
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