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La philosophie de Deleuze se présente comme une sorte d'encyclopédie des mouvements aberrants. Ce sont les figures déformés de Francis Bacon, les non-sens de Lewis Carroll, les processus schizophréniques de l'inconscient, la fêlure de la pensée, la ligne de fuite des nomades à travers l'Histoire, bref toutes les forces qui traversent la vie et la pensée. Mais le plus important, c'est de dégager les logiques irrationnelles de ces mouvements. C'est l'une des grandes nouveautés de son oeuvre commune avec Guattari : créer de nouvelles logiques, loin des modèles rationnels classiques, et des modèles du marxisme ou du structuralisme orthodoxes des années 1960-1980.
Ces logiques n'ont rien d'abstrait, au contraire : ce sont des modes de peuplement de la terre. Par peuplement, il ne faut pas seulement entendre les populations humaines, mais les populations physiques, chimiques, animales, qui composent la Nature tout autant que les populations affectives, mentales, politiques qui peuplent la pensée des hommes. Quelle est la logique de tous ces peuplements ?
Poser cette question est aussi une manière d'interroger leur légitimité. Ainsi le capitalisme : de quel droit se déploie-t-il sur la terre ? De quel droit s'approprie-t-il les cerveaux pour le peupler d'images et de sons ? De quel droit asservit-il les corps ? Aux logiques que le capitalisme met en oeuvre, ne faut-il pas opposer d'autres logiques ? Les mouvements aberrants ne deviennent-ils pas alors les figures d'un combat contre les formes d'organisation - politique, sociale, philosophique, esthétique, scientifique - qui tentent de nier, de conjurer ou d'écraser leur existence ?
Je ne suis pas philosophe, mais je lis parfois de la philosophie, plutôt les textes sources que les commentateurs. Je commets cette précision afin que le lecteur de la chronique ci-après puisse se faire une idée de sa valeur.
De quoi s’occupe la pensée Deleuzienne ? Quelle conception du monde propose-t-elle ? Existe-t-il un système Deleuzien ? Ce sont les questions auxquelles David Lapoujade tente de répondre dans Deleuze, les mouvements aberrants.
Si l’on est un peu familiarisé avec l’œuvre de Deleuze, on comprend rapidement qu’il s’agit là d’une entreprise ambitieuse, Deleuze ayant consacré beaucoup de temps et de papier à déconstruire les systèmes proposés par d’autres (Kant en particulier). Plus précisément, Deleuze s’est attaché à relever les contradictions qui finissent par mettre à mal jusqu’aux systèmes de pensée les plus performants. Voici donc ce que sont les mouvements aberrants dans la philosophie: les contradictions inhérentes au système, ses hoquets, ses imprévus. Ces mouvements existent aussi dans les domaines de l’économie, de l'éthique, de la politique, de la psychanalyse, bref, qu'on le veuille ou non, ils font partie intégrante du fondement sans lequel nos sociétés ne pourraient exister, puisqu'ils sont inhérents au système.
La problématique dégagée dans l’ouvrage de David Lapoujade ne semble finalement pas éloignée de celle qui structure ontologiquement le quotidien de tout chercheur, en particulier en sciences humaines : celle de la construction de l’objet d’étude par sa définition, définition qui confère, de facto, au chercheur susmentionné la légitimité nécessaire pour s’emparer de l’objet qu’il a lui-même construit. Si je définis l’objet de ma pensée, je le restreins à la représentation que j’en ai et reconnais ma propre légitimité à traiter de cet objet. Si j’adopte l’Œdipe comme fondement de la psychanalyse, alors tout ce que je suis inapte à expliquer par l’Œdipe ne ressort pas du domaine de la psychanalyse, ou n'existe pas, etc.
Pour synthétiser, tout effort de définition rejette nécessairement aux marges tout ce que le système ainsi élaboré ne permet pas, tout ce qu’il est incapable de concevoir ou d’expliquer. Paradoxalement, c’est la définition qui crée le mouvement aberrant, puisque c’est elle qui va exclure certains objets, réels ou de pensée, à l’extérieur du champ des possibles qu’elle impose.
Il est donc possible de concevoir une représentation topologique de la philosophie Deleuzienne, conformément à ce que lui-même propose, constituée de territoires et de leurs marges, d’une surface que l’on peut cartographier et de profondeurs qui contiennent toujours une part d’insondable.
On peut apprécier l’effort de l’auteur, qui propose une vision homogénéisée de la pensée de Deleuze (un système Deleuze, avec ses propres mouvements aberrants ?), en revanche, le livre est ardu, plus ardu même que certains textes du philosophe. Les premiers chapitres sont particulièrement difficiles, et le recours à l’interro-négation qui y est une stratégie rhétorique récurrente conduit le lecteur à se demander si David Lapoujade a bien l'intention, à un moment ou à un autre, de le conduire quelque part. A mon sens, ce livre ne saurait constituer une porte d’entrée dans la pensée Deleuzienne, mais doit plutôt être consulté après lecture de Deleuze.
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