"On n'est pas dans le futurisme, mais dans un drame bourgeois ou un thriller atmosphérique"
Après des années d'errance, Karl joueur compulsif et désargenté retourne au sein de sa famille qu'il n'a plus revue depuis plus de vingt ans. Son père est un vieillard égoïste qui a rejeté ses deux fils comme lui-même le fut par son propre père. Sa mère sous calmants attend un fils de dix-huit ans qui n'existe plus. Pierre, dit l'Indien, frère mal aimé par tous, vit désormais à l'écart. Aucun n'attache une réelle importance à ce retour. Aux abois, stigmatisé par son échec, Karl est un poids pour ses vies construites sans lui. Au coeur d'une forêt limousine rode un sanglier solitaire que les chasseurs ne parviennent pas à abattre.
Le Plateau de Millevaches en hiver se prêtait idéalement à l'écriture de ce roman particulièrement froid sous la plume de Séverine Chevalier. Un lieu vaste et silencieux, où les arbres sont noirs ; noirs comme la bête qui se cache dans les bois. Où la neige voile tout, à l'instar de l'obstination de chacun des personnages à taire d'anciens secrets, à contenir des douleurs qui n'ont jamais cicatrisé. Le Plateau est la scène d'une pièce dramatique découpée en courts fragments. Ce décor muet comme un drap immaculé posé sur des corps torturés que l'auteur ausculte avec une écriture concise, légère, qui lui permet de s'immiscer dans les chairs vives. Comme dans son premier roman, Recluses, l'auteur choisit d'investir un endroit en retrait, pourvu de vieilles pierres, de bâtisses inquiétantes, chargées comme les coffres d'un vieux grenier. Un endroit à l'abri de l'agitation et des regards du reste du monde, où des personnages profondément seuls sont confrontés. Un lieu silencieux afin de mieux entendre résonner les coups de feu.
Roman dense et tendu, où chaque souffle, chaque craquement de branche sous le poids de la neige a son importance, où un geste et un regard sont aussi capitaux qu'une déclaration de guerre, Clouer l'Ouest joue avec les mots, rend en quelques images une scène vivante et nous colle au plus près de ses personnages.
« Il faut bien que les choses se soient passées, d’une certain façon » Leitmotiv que je retrouve au fil des pages de ce livre. Et c’est ainsi que les choses se sont passées.
Presque envie de parodier la chanson de Brel « Ces gens-là » pour parler de cette famille.
D’abord, il y a l’aine, Karl, parti pour l’Océan, qui revient après vingt ans d’absence, avec pour tout viatique une dette de jeu et une fille muette
Et puis, il y a Pierre, surnommé l’Indien, frère puîné de Karl et, par là-même son souffre-douleur. Petite chose quasi obèse dans son enfance, devenu taiseux, vivant dans sa cabane, chassant à l’arc (d’où son surnom).
Et puis, il y a le père, le Doc comme on l’appelle au village. Docteur, il l’est. Méchant, aussi. Mais bon, ce n’est pas seulement de sa faute. Son propre père a tout fait pour. Cet homme n’a jamais connu l’amour, alors, comment voulez-vous qu’il en donne à ses propres garçons.
La mère, quant à elle, s’est perdue dans le sentier chimique des médicaments que lui fourgent son doc de mari pour oublier le départ de Karl, « pour flouter un peu le réel ».
Et puis, il y a la vieille, la mère, celle qui est à l’hospice, perdue par la grâce d’un alzeimeur et Joël le frère du Doc avec son chien Tak. Ah, j’allais oublié Henri Des Courts, père du Doc, sa belle gueule de salaud dans son cadre en bois
Et puis, il y a Angèle, la petite, la muette qui regarde et écoute, qui a compris que l’amour, la tendresse, la sécurité elle les trouve chez Pierre et non chez Karl
Et la nature omniprésente, la forêt enneigée où vivent les animaux sauvages que le Doc aime tuer comme des trophées avec son équipe de chasse. Pierre aussi les chasse, mais lui, préempte, les pistent avec son arc et sa patience. Le père et le fils pistent un vieux sanglier, un solitaire que chacun voudrait ajouter à son tableau de chasse.
Karl, au café, retrouve son ancienne amoureuse, Mariline, qui vit avec Serge, son vieux copain, revenu cassé de l’Afghanistan.
La narratrice est la fille de Karl « J’ai cinq ans et je suis seule, dans la forêt. J’ai froid aux pieds. Je tiens à la mais un arc en plastique rouge rafistolé avec du scotch. Il y a du blanc et des arbres noirs, puis, deux détonations, au loin. Deux en une. C’est tout ».
Il y a beaucoup d’images lorsque je lis ce livre.
La blancheur de la neige dans la forêt, les arbres noirs, les sapins, le silence.
Le Doc qui le jour de Noël, alors que les garçons étaient petits, tirent deux coups de fusil en l’air pour tuer le Père Noël « Comme ça il viendra plus nous faire chier, le Père Noël… Le Doc se rassoit et leur sourit »
Angèle qui, lors des obsèques de la grand-mère, quitte la main de son père pour prendre celle de son oncle.
Karl a genoux, quasi à plat ventre devant son père pour lui soutirer l’argent et régler sa dette de jeu et le père assis dans son fauteuil imperturbable, dédaigneux sous le portrait de son propre père.
La mère qui refuse ce nouveau Karl et qui enlève toutes les photos de SON Karl qu’elle pose sur la neige, tout comme elle le fera plus tard avec ses habits.
Le sanglier, le solitaire qui déambule entre les pages du livre traqué
Karl à la recherche d’un viatique qui va même tenter de voler les bijoux de la grand-mère agonisante.
Il y a le décalage entre la violence, la brusquerie qui sourd des personnages et la dentelle de l’écriture de Séverine Chevalier qui raconte tout ceci. Pourtant, les mots sont durs, bruts qui diffusent une atmosphère de malaise, comme un brouillard épais qui vous tombe sur les épaules. Rien n’est net et tout est soupesé à l’aune de la haine familiale. Pourtant, les mots se font légers comme la neige qui tombe et se dépose en un épais tapis. La noirceur est contrebalancée par la blancheur de la neige, Angèle, si angélique, qui traverse l‘histoire.
Une histoire qui ne se laisse pas oublier facilement, le sortilège marche encore même plusieurs semaines après avoir fermé le livre. « Il faut bien que les choses se soient passées, d’une certain façon »
Excellente idée de la part de la maison d'édition La Manufacture de livres que de rééditer ce Clouer l'Ouest ( initialement paru en 2015 ), dans le cadre de l'opération 10 ans / 10 livres. Ce livre s'inscrit avec bonheur dans la lignée du roman rural noir à la nature writing.
C'est l'histoire d'un retour : celui de Karl, plus de 20 ans après avoir fui sa famille et son village limousin. Il va bousculer l'équilibre fragile qui s'est établi chez lui, entre son père, intransigeant et craint, sa mère bouffée par les cachetons, son frère qui s'est exilé à sa façon en vivant dans les bois au contact de la nature, son ex Maryline, son ami d'enfance Serge.
Les chapitres sont très courts, alternant classiquement passé / présent. Ils instaurent d'emblée une tension, sourde, menaçante, omniprésente , qui ne semble avancer que vers une fatalité terrible. Comme si le drame qui est en train de se construire à partir de ce retour n'était en fait que celui qui avait commencé 20 ans auparavant et qui devait s'achever là, maintenant que tous les protagonistes sont à nouveau réunis.
Le plus formidable dans ce roman, c'est l'écriture de Séverine Chevalier, ciselée, chaque mot sonnant juste, placé juste pour s'insérer dans une prose poétique et terrienne qui dévoile les âmes de façon évidente. Cette écriture superbe transcende le banal drame familial, le hisse au niveau d'un drame shakespearien qui convoquerait le poids des haines recuites. C'est violent et beau à la fois.
Voilà comment elle raconte les retrouvailles entre le père et le fils :
" Une bête au fond de l'eau lui bouffe les pieds et l'attire vers le bas, dans la tourbière, et il n'y a rien à faire, il s'enfonce inexorablement. Il ne peut rien faire d'autre que de s'entendre aligner des mots stupides et vains tant qu'il peut encore respirer, tant qu'il a encore une langue qui se débat, une limace folle dans la bouche, une langue qui glougloute et qui déballe tout. Plus de boulot, le jeu, la séparation, les dettes, les emprunts occultes à 30%, les menaces, la petite fille qui ne parle pas, la vie nouvelle, les rideaux, ce qui va changer, ce qui changera si ... Il en appelle à la miséricorde, la bondé, l'infinie sagesse de Dieu son Père, caché derrière l'ordinateur. Il s'aplatit, pauvre pêcheur, il rampe, il lui baiserait les pieds pour un geste, une parole. Il est le grand Coupable qui expie et qui se vautre, s'étale encore, ne peut plus s'arrêter de se vautrer, et là, précisément l'abjection, dans tous ces amas spongieux dans lesquels pourtant il se brise ( amas spongieux de la supplique au père.
Si ça se trouve, de la mousse s'est agglutinée aux commissures, mais quajnd il les touche avec le pouce et l'index écartés pour se sentir, c'est sec et fenfillé comme du bois.
Le Doc se lève, contourne le bureau, ouvre la porte qu'il laisse grande ouverte et sort d'un pas mesuré, lent et égal, sans un mot. Et Karl, désossé, ventre ouvert, tête cassée, si piteusement risible qu'il en pleurerait de rire, s'il continuait à s'observer de haut, comme un insecte."
Ce sens du tragique s'appuie également sur une très belle idée, celle de faire traverser le roman par deux « personnages » singuliers : Angèle et la Bête. Angèle, la fille de Karl, 5 ans, dérangeante par son mutisme et le regard insondable qu'elle porte sur la folie qui couve, c'est elle la narratrice, celle qui raconte son père. Et la Bête, un sanglier à la dimension quasi mythique qui est traqué sans fin par le village, comme une métaphore.
Un roman concis et intense que j'ai lu comme hypnotisée. Il ne m'a juste manqué que de vibrer d'émotions autant que j'ai vibré de plaisir esthétique en découvrant l'écriture de Séverine Chevalier.
Il y a là Odile la mère qui se perd dans le brouillard des médicaments et veille Mémé, sa propre mère placée en maison de retraite depuis qu'elle a Alzheimer. Il y a le Doc, mari d'Odile, et leurs deux enfants, "l'indien', taiseux et sauvage, souffre-douleur de Karl, l'autre fils, celui qui est parti un jour vers la mer et qui revient, endetté et accompagné de sa fille de cinq ans, Angèle, muette.
Et autour, Mariline et Serge (brisé psychiquement par la guerre en Afghanistan), Joël le frère d'Odile, seul dans sa ferme avec le chien Tak. Il y a aussi l'ombre d'Henri Des Courts, le père de Doc, mort d'un accident de chasse.
Partout, la forêt dense et inquiétante dans laquelle vit un vieux sanglier noir que personne ne réussit à ajouter à ses trophées de chasse, et la neige qui tombe sur le plateau dans un hiver qui semble ne jamais finir.
"Il faut bien que les choses se soient passées d'une certaine façon."
Il y a surtout l'étrange narration de Séverine Chevalier dont les mots se posent comme une évidence, parfois dans la brutalité, diffusant un malaise, posant des questions auxquelles personne parmi les personnages ne semblent pourvoir -ou vouloir- trouver des réponses. Des mots parfois en vrac comme ceux de la femme mourante de Joël et qui ressemblent à une étrange comptine qui cacherait un secret.
J'ai été déroutée par cette narration peu ordinaire et par la noirceur de ce roman, son ambiance impénétrable, épaisse comme la neige. Pourtant la fin ne m'a qu'a demi étonnée, comme si le drame était prévisible, dès les premières neiges et qu'il faille aligner les cadavres comme à l'issue d'une partie de chasse !
Tout est violence dans ce polar sauf la langue qui joue avec les mots en douceur, qui virevolte et se pose, fine, sur un sombre portrait de famille.
Tout est violence et pourtant tout est lumière, un sacré bouquin !!
Il n'y a pas encore de discussion sur ce livre
Soyez le premier à en lancer une !
"On n'est pas dans le futurisme, mais dans un drame bourgeois ou un thriller atmosphérique"
L'auteur se glisse en reporter discret au sein de sa propre famille pour en dresser un portrait d'une humanité forte et fragile
Au Rwanda, l'itinéraire d'une femme entre rêve d'idéal et souvenirs destructeurs
Participez et tentez votre chance pour gagner des livres !